Leur mission: écrire une nouvelle de 20 000 signes sur le thème du polar ou noir.
Les membres du jury (dont je fais partie ) liront ces nouvelles à l'aveugle.
Les auteurs :
Parkinson of a bitch
Les auteurs :
Maud Mayeras – Olivier Chapuis – Danielle Thiery – Ghislain Gilberti – Marie Delabos – Colin Niel – David Charlier – Dominique Maisons – Sandra Martineau – Marie Van Moere – François Médéline – Ellen Guillemain – Cicéron Angledroit – Valérie Allam – Stéphanie Clémente – Gaëlle Perrin-Guillet – Anouk Langaney – Patrick K. Dewdney – Florence Medina – Michel Douard – Benoit Séverac – Loser Esteban – Jeremy Bouquin – Armelle Carbonel – Jacques Saussey – Yannick Dubart – Nils Barrelon -
La sonnerie de mon portable me
colle un coup de taser.
Ce n’est pas la première fois que
je prends une telle châtaigne en plein sommeil, mais je ne m’y habitue pas.
D’autant que cette nuit, je suis pris par surprise. J’étais sûr d’être
tranquille en agrippant mon oreiller sur le coup de minuit. Les infirmières
m’avaient affirmé que cette vieille bourrique serait dorénavant privée de
téléphone à partir de dix-neuf heures. Pourtant le numéro appelant ne laisse
planer aucun doute. C’est celui de l’EHPAD, établissement d’hébergement pour
personnes âgées dépendantes, un rectangle de béton blanc puant sur lequel je
rêve que s’abatte la foudre nucléaire.
Nathalie s’enroule dans la couette
en grognant.
Je me lève en titubant pour
m’enfermer dans la cuisine, dos appuyé au frigo.
— Maman ? Quoi encore ?
—
Nicolas, viens me chercher. Salaud, viens me chercher. Il faut que tu viennes
vite… il se passe des choses ici, des messes juives, des orgies inimaginables.
Ces salopes d’infirmières veulent que je crève, tu sais, parce que j’ai vu leur
manège, j’ai déjoué leur complot. Elles ont enlevé ton frère. Ce sont des
chiennes du Diable, viens me chercher, vite, maintenant… Viens, salaud !
Le chuchotement hystérique de ma
mère dans le combiné, sur le mode « L’Exorciste », me glace le sang.
Ça non plus, je ne parviens pas à m’y habituer. J’en ris parfois le jour venu,
mais sur le moment, le moindre de mes poils se dresse à la verticale. Et je
défie le plus indifférent des fils de ne pas céder à l’horreur quand celle qui
lui préparait son goûter se transforme en créature grossière et hostile.
— Maman, comment fais-tu pour
appeler ? Tu n’es pas censée avoir le téléphone dans ta chambre…
—
Ha c’est toi qui m’as fait retirer le téléphone, hein ? C’est toi,
vicieux ! Je suis dans la chambre de la voisine, je t’ai bien baisé, comme
ces putes d’infirmières…
Elle hurle à présent, d’une voix
puissante et nasale, à un niveau de décibels suffisant pour réveiller tous les
pensionnaires de l’établissement hospitalier.
—
Fumier ! Sale petit fumier ! Moi, ma mère m’aurait porté sur son dos
pour me sortir d’ici…
— Mais je ne suis pas ta
mère ! Je suis ton fils ! Calme-toi, maman, je t’en supplie. Je
viendrai te voir demain et on parlera de tout ça…
—
Tu n’es plus mon fils, Nicolas, chiffe molle, petit pédé !
J’entends alors d’autres éclats de
voix féminins à l’autre bout du fil. Les infirmières de nuit ont localisé la
source de nuisance nocturne. Ma mère en furie. Et l’on s’arrache maintenant
l’appareil. Chocs et crachotements, et enfin on raccroche.
Je me dis que Madame Baillet la
reine mère, malgré ses rêves de liberté, est bonne pour être sanglée sur son
lit jusqu’à l’aube.
Je me dis aussi que mon frère
cadet a bien de la chance de vivre en Espagne, loin des contraintes et des
insultes.
***
J’essaie d’écrire cette nouvelle
depuis presque quinze jours. Le fait qu’il s’agisse d’un concours organisé par
le quotidien régional auquel je collabore ponctuellement me fait perdre mes
moyens. J’ai changé trois fois de sujet. Une demi-page sur le meurtre d’un
cosmonaute solitaire dans sa capsule spatiale, deux pages sur un serial killer
trisomique, et ce matin, une ligne sans la moindre idée de départ.
Je referme le capot de mon MacBook
un peu trop fort. Derrière moi, Nathalie passe dans le salon, libellule
pimpante, tailleur gris, cigarette électronique rechargée, prête à se donner
corps et âme à la journée de travail qui s’annonce. Heureusement, car s’il
fallait compter sur les revenus de mes piges et de mes romans de gare…
Elle pose une bise légère sur ma
joue.
— Je l’ai ton scénario : un
fils excédé étouffe sa vieille saloperie de mère parkinsonienne avec un
oreiller.
Et sans attendre de réponse, elle
s’envole vers ses objectifs 2016 et ses tableaux excel. Peut-être parce
qu’elle est en retard. Peut-être parce qu’elle est lassée de mes arguments
habituels. Ma mère n’a pas toujours été ainsi, n’est-ce pas ? C’est le
parkinson qui lui grignote inexorablement les neurones, tord son corps et son
esprit. Après la mort de mon père, l’an dernier, nous avons vécu une embellie,
non ? On pouvait croire qu’elle ferait une veuve joyeuse. Seulement,
Madame Baillet la reine mère, souffrant aussi d’ostéoporose, n’a pas trouvé
mieux qu’une fracture spontanée du bassin pour noircir le tableau. Mal soignée
par son généraliste, qui aurait dû s’orienter vers le métier de vétérinaire,
elle s’est empiffrée de morphine, gobant les gélules de Skenan et d’Acti Skenan
comme des M & M’s.
Résultat : Objectif Lune.
Le LSD que je me suis envoyé dans
ma jeunesse ne m’a jamais perché aussi haut. Hospitalisée en état de transe,
puis transférée en EHPAD toujours sujette à des accès de démence hallucinée –
elle affirme notamment que mon frère en culotte courte la visite fréquemment –
elle s’attache à battre le record de la patiente la plus ingérable et de la
mère la plus tyrannique. La jeune toubib du service échoue depuis quatre mois à
la faire redescendre. Et moi je monte en pression un peu plus chaque jour.
Son sac de linge propre dans une
main et une boîte de chocolats pour les infirmières dans l’autre, je me
considère dans la glace de l’ascenseur de l’hôpital. Mes cheveux ont encore
blanchi, il me semble. Je soulève mes lunettes pour tâter sous mes yeux les
valises grises veinées de violet qui me donnent l’air d’un pochetron. Les
portes s’ouvrent. L’enfer n’est pas sous nos pieds. Il se situe bel et bien au
troisième étage de cet immeuble. Je le jure.
Illico, la bouffée fadasse me
saute aux narines, mix de merde et de légumes bouillis. Personne dans la salle
de repos du personnel. Je dépose les chocolats et enfile avec la nausée le long
couloir linoléum. De part et d’autre, toutes les portes des chambres sont
ouvertes. Des vieillards assis ou étendus, silencieux ou gémissants, creusent
tous le trou de la sécu au rythme de la télé et des appareils respiratoires.
Avant d’être ainsi maintenus en vie contre la volonté de Dieu, ils ont profité
au minimum de vingt-cinq années de retraite, leurs vieux culs dans des bus
touristiques ou des camping-cars, leurs vieux os au soleil de Marbella ou
d’Agadir, pompant sans vergogne nos cotisations sociales ; et ils
continuent ici, dans un baroud grabataire. Qui est le héros qui débranchera tout,
déclenchera un concert de bip dans ce couloir ? Qui aura le courage de
sauver ce pays ? Est-ce que je deviens fou à haïr ainsi toute une
génération alors qu’une seule personne âgée est la cause de mes malheurs ?
Elle est au fauteuil ce matin,
penchée sur un livre, les cheveux coiffés, dans sa robe de chambre saumon. Elle
grimace un sourire en me voyant entrer.
— Range le linge dans le placard.
La deuxième étagère.
— Bonjour.
— Tu portes encore des chaussures
de sport à ton âge ?
Je remarque les sangles qui
pendent sur les côtés de son lit médicalisé. Je ne me suis pas trompé. Ils
l’ont saucissonnée pour avoir la paix.
Je déplace son déambulateur à
roulettes et viens m’asseoir sur une chaise à ses côtés. Dehors, le soleil
embrase les cèdres. Je voudrais être loin.
Je retourne le livre posé sur ses
genoux.
— Tu relis Céline ?
— Je n’y arrive pas, qu’est-ce que
tu crois ? J’ai les yeux qui coulent. Et puis mon bassin tourne.
— Ton bassin tourne ?
— Oui, il flotte et je me retrouve
de travers, tu vois bien. Ces médecins sont incompétents. Ce sont des gamins.
Je vais encore plus mal que quand je suis entrée.
— Il faut le temps d’éliminer
totalement la morphine de ton organisme. Il faut aussi rééquilibrer ton
traitement contre le parkinson. Il te manque le Siphrol pour te sentir mieux.
Ils l’ont supprimé pour éviter les hallucinations… mais ils vont augmenter les
doses petit à petit...
— Cette médecin me garde pour
gagner encore plus de fric, voilà la vérité.
— Mais bien sûr que non. Tu
sortiras si tu es raisonnable. Tu as encore fait des tiennes hier soir…
Comme à chaque fois qu’elle est
contrariée, sa lèvre supérieure se retrousse, découvrant en un rictus figé ses
dents grises, branlantes et gâtées. Son regard est celui d’une autruche.
— Je ne me souviens pas ! Et tu n’as pas de reproches à me faire ! Si ton
frère n’habitait pas si loin, il me prendrait chez lui.
— Il faudrait que Franck ait un
chez lui…
Elle a un gloussement cruel.
— Tu as toujours été jaloux de ton
frère, hein ? Tu es jaloux de ses talents d’artiste, de musicien, toi qui
n’es qu’un scribouillard. Ça ne te suffit pas de lui avoir volé sa
fiancée ?
Ma poitrine se givre. Mes tempes
se serrent. Je devrais laisser couler, mettre sa méchante mauvaise foi sur le
compte de la maladie, mais elle a le don de me transformer en petit garçon
blessé par l’injustice. Je m’étrangle d’indignation.
— Nathalie l’a quitté, maman.
Parce qu’il se défonçait, qu’il la trompait, et qu’il l’a même battue. Et
aujourd’hui, il n’y a que moi pour m’occuper de toi. Tu ne peux pas dire le
contraire…
— Menteur ! Voleur ! Tu
n’as aucune affection pour moi. Tu ne fais qu’attendre ton héritage. Tu
attendras longtemps, crois-moi !
J’hésite à fuir, mais son coup de
colère l’a épuisée. Elle se tortille lentement à présent, passe ses mains sur
son visage. Je connais cette molle agitation annonciatrice de crise tétanique
et de gémissements désespérés.
— Ce fauteuil est trop dur.
Matériel de torture, de torture… Mets-moi au lit. Tu ne vois pas que je
souffre…
Je la prends sous les aisselles,
même si je la sais capable de se lever seule, et la porte jusque sur son lit.
Elle est légère et sèche comme un fagot de sarments.
— Mon oreiller, remonte mon
oreiller.
Je réalise alors que l’idée de
nouvelle que m’a donnée Nathalie est excellente, et que je vais la coucher sur
le papier dès aujourd’hui.
***
— Allo Franck ?
—
Hola, espera…
Mon frère m’a donné son numéro de
fixe, mais c’est évidemment celui d’une gonzesse. Franck n’a pas de portable,
n’a pas de voiture, n’a pas d’appartement, et pas davantage d’horaires.
—
Ouais, tu m’réveilles.
— Il est dix-huit heures, Franck.
—
Ouais, ouais.
Mon frère n’a pas non plus de
vocabulaire. Il vit au jour le jour, en fournissant un minimum d’effort, même
pour parler. Je l’entends se moucher. La coke de Barcelone. Et puis allumer une
clope, tousser, s’éveiller à la vie, en fait.
— Maman, ça s’arrange pas, tu
sais.
—
Ha.
— Elle colle un merdier pas
possible. Le toubib m’a alpagué ce matin pour me dire que son cas ne relevait
pas d’un service de convalescence pour personnes âgées. Ils envisagent de la
transférer en gériatrie, au CHU, autrement dit chez les vieux dingues qui se
chient dessus…
Il pouffe. Je le soupçonne d’avoir
allumé un joint plutôt qu’une cigarette. Autant parler à un répondeur. Mon
frère se moque des souffrances de ma mère et ne partage en rien mes
préoccupations. Prétextant des engagements artistiques — tournées des terrasses
de cafés et non pas des Zénith — il n’est pas revenu en France depuis les
obsèques de papa, pour toucher à cette occasion sa première part d’héritage,
pas loin de soixante mille euros qu’il a dilapidé en moins d’une année.
— Ça te fait marrer, hein, mais
c’est pas toi qui te coltines les appels nocturnes, les visites, sa paperasse
et son linge dégueulasse. Son cœur bat comme une horloge et elle a une tension
de jeune fille, ça peut durer des années comme ça… Je rêve qu’elle meure
parfois. Tu te rends compte ?
—
Normal.
— Normal ? C’est tout ce que
tu trouves à dire ? Tu glandes au soleil en attendant le fric des vieux et
tu trouves normal que je joue les esclaves ici ?
—
Non, c’est pas ça…
Il se mouche à nouveau avant
d’ajouter :
—
Tu peux m’envoyer 500 balles ?
— Demande-les à maman.
—
Fais pas ta pute, c’est pour venir la voir, pour t’aider.
C’est à mon tour de pouffer.
Franck a bientôt 43 ans, dix ans de moins que moi. Cet écart explique
l’aveuglement de mes parents à son égard et justifie à leurs yeux le fait qu’il
n’ait jamais eu à m’aider en quoi que ce soit. Et je ne parle pas d’amour.
Depuis sa naissance, notre haine réciproque s’est exprimée de bien des façons.
—
Nathalie va bien ?
— Qu’est-ce que ça peut te
foutre ?
***
J’ai rêvé d’opérations
chirurgicales et de précipices, et l’on effectue des tirs de mine sous mon cuir
chevelu. Mais j’éprouve une satisfaction que je n’avais pas ressentie depuis
longtemps. Hier soir, j’ai descendu plus de la moitié d’une bouteille de Paddy
et j’ai écrit plus de cinq pages dans la nuit. Et pas de déception au
réveil : ce sont de bonnes pages. Nathalie a ri en les lisant puis m’a
félicité. Si la suite est du même tonneau, j’ai toutes mes chances de gagner le
concours du journal et le voyage à Rome. Elle adore le passage décrivant ma
mère tentant de fuir en déambulateur sur le parking, se vautrant sur le bitume
avant d’être rattrapée par un infirmier, et savoure à l’avance la scène du
crime à l’oreiller, préconisant que ma victime agite les jambes avec l’énergie
du désespoir. Exutoire et drôlement noir, voilà comment elle définit mon texte.
Elle approuve l’augmentation du montant du mobile, même si les deux
appartements de ma mère et son compte en banque bien garni en assurance vie
constituent dans la réalité un héritage confortable. Elle s’étonne cependant
que je ne fasse pas mention de mon frère. Il y avait d’après elle un personnage
de plus à massacrer. Ce à quoi je réponds que je n’ai jamais eu de frère. Elle
vient s’asseoir sur mes genoux et m’embrasse, langoureuse. Je songe avec un
brin de mélancolie que mon sex-appeal tient peut-être à quelques lignes.
Sur les conseils de Nathalie, j’ai
décidé de m’octroyer quatre jours « off ». Pas d’EHPAD. Téléphone
éteint. J’imagine ma mère tour à tour fulminante ou effondrée, mais je me fais
violence pour la bonne cause. Après le jaillissement créatif de cette fameuse
nuit, j’avance lentement dans mon travail, mais avec le même sentiment de
fierté recouvrée.
J’ai envoyé cinq billets de cent
euros à mon frère, glissés dans Vipère au
poing en livre de poche.
J’ai essayé de le joindre, sans
succès. J’ai réessayé plusieurs fois aujourd’hui, mais ça sonne dans le vide.
Il ne viendra pas.
Ma première mouture terminée et ma
mère virtuellement assassinée en toute impunité, je monte dans ma voiture pour
reprendre le chemin de l’hôpital en me reprochant d’avoir été assez naïf pour
croire que Franck tiendrait cette fois ses promesses.
***
Ingrat, indigne, intéressé, tout y
passe. Madame Baillet la reine mère est échevelée et nue sous sa robe de
chambre. Les pans en sont largement ouverts et elle me laisse voir ses cuisses
flasques et ses couches. Impudique bébé ridé.
Elle m’envoie les reproches en
rafales, tout en allant et venant au ralenti, du fauteuil au lit, m’écorchant
les nerfs.
Elle n’a plus une chemise de nuit
à se mettre et c’est de ma faute.
J’en déniche trois dans son placard.
C’est Nathalie qui les lui a achetées et il est hors de question qu’elle les
porte.
Il règne une chaleur de serre.
J’ai besoin d’air. Je fais coulisser un peu la fenêtre. Elle m’ordonne de
fermer. Elle est frigorifiée ! Elle se campe face à moi, cramponnée à son
déambulateur.
— S’il n’y avait pas ton frère, je
serais déjà morte de solitude. Il est venu me voir, lui, cette nuit
encore !
Je réunis tout ce qui reste
d’amour filial en moi, alors que je n’ai qu’une envie : la jeter trois
étages plus bas.
— Maman, tu sais bien que ce n’est
pas la réalité, ce sont comme des rêves… Et personne ne peut entrer ici la
nuit…
Elle penche la tête sur le côté et
me plisse un sourire matois.
— Franck a toujours été plus malin
que toi. Il est venu et il reviendra, parce qu’il adore sa mère, lui.
— D’accord, Franck reviendra, si
tu veux.
Je me retiens d’ajouter qu’il
reviendra quand elle bouffera les pissenlits par la racine. Elle est assez
agitée comme ça sans que j’en rajoute une couche.
— Si tu ne lui avais pas volé
Nathalie, il aurait su lui faire des enfants, lui.
Et elle me tourne le dos pour
clopiner vers son fauteuil.
C’est comme si elle avait appuyé
sur un bouton de mise à feu.
Je la saisis par l’épaule et la
retourne violemment, à faire valdinguer son déambulateur. Dans ses yeux ronds,
il n’y a aucune peur, plutôt une invitation amusée. Vas-y, frappe ta vieille
mère malade. Je dois hurler alors, mais je ne m’entends plus. C’est une
aide-soignante qui accourt pour mettre fin à ma transe. Et quand je lâche enfin
ma mère, je me rends compte que je suis en larmes.
Une demi-heure après mon
esclandre, je suis toujours dans le bureau du docteur Cormier. La jeune femme
fluette s’adresse à moi sur le ton doux et monocorde que l’on emploie avec les
malades mentaux. Je dois espacer mes visites. Il en va du rétablissement de ma
mère et de ma propre santé. Je suis nerveusement exténué, et ces accès de
violence ne sont pas de bon augure. Repos, changement d’air si possible, et
prescription d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.
Poignée de main. Courage, Monsieur
Baillet. Couloir linoléum.
***
J’aurais pu la tuer. Pas par
jalousie envers mon frère, que ma mère remercie de ses visites depuis des mois
alors qu’il ne bouge pas le petit doigt. Pas en vue d’un héritage qui tomberait
à pic. J’aurais pu la tuer d’épuisement nerveux et physique. J’aurais pu
l’étrangler de fatigue et de chagrin. Un instant, j’en ai été capable. Et
rétrospectivement je me fais peur et honte. Nathalie cherche à minimiser. Après
tout, la vieille n’a pas été blessée, et il est probable que je sois plus
éprouvé qu’elle par ce dérapage. Elle fait appel à mon sens de l’humour.
— Tu l’as tuée dans une nouvelle.
À terme, cela te fera du bien, tu verras.
Elle préconise que nous allions au
cinéma, pour me changer les idées. On ne change pas ces idées-là. On tente de
les anesthésier. J’avale un Xanax et un somnifère.
Je m’endors avec la résolution
d’ignorer pour demain les conseils du médecin et d’apporter des fleurs à ma
mère pour tenter une réconciliation.
***
Il est sept heures et nous sommes
encore au lit quand le docteur Cormier m’appelle sur mon portable.
Ma mère est décédée cette nuit.
Après de neutres condoléances, le
médecin me prévient de démarches administratives un peu particulières qu’il me
faudra mener dans les prochains jours. Sous le choc, je ne cherche pas à en
savoir davantage et lui balbutie que j’arrive immédiatement.
Il est à peine sept heures trente
et je finis de me préparer en pleurant quand deux lieutenants de police sonnent
à notre porte. Monsieur Nicolas Baillet ? L’un a la trentaine, déjà chauve
et l’air buté. L’autre est un peu plus vieux, sans plus de cheveux, et tout
aussi avenant.
Ma mère a été étouffée pendant son
sommeil avec son oreiller. On pourrait se passer de médecin légiste, l’arme du
crime a été laissée en place sur son visage.
À part « ce n’est pas
possible », je suis incapable de la moindre déclaration.
Sur le canapé, Nathalie n’est pas
plus loquace, figée dans la posture qu’elle a adoptée en apprenant la nouvelle,
yeux écarquillés et mains plaquées aux joues.
Les deux policiers ne manifestent
aucune compassion. Ils furètent dans l’appartement sans en avoir demandé la
permission et sans que nous ayons la force de nous en offusquer. On nous a
débranchés.
Le plus jeune des flics exige
l’ensemble des documents bancaires de ma mère.
Le plus vieux saisit mon
ordinateur portable.
Alors que j’espère les voir
disparaître, ils nous invitent à les suivre.
La conviction de ma mère tourne en
boucle dans mon esprit, « Franck a toujours été plus malin que toi ».
Je ne gagnerai pas le concours du
journal, mais toutes les conditions sont réunies pour que je fasse la première
page.
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