Leur mission: écrire une nouvelle de 20 000 signes sur le thème du polar ou noir.
Les membres du jury (dont je fais partie ) liront ces nouvelles à l'aveugle.
Les auteurs :
Ses mains frôlent le lichen et l’abrasion sèche de la roche.
La marcheuse respire par goulées lentes, d’une profondeur calculée, et les crampons
usés de ses chaussures se verrouillent à la pierre noire. Ce sont de bonnes chaussures,
confortables et renforcées de cuir et le poids de la marcheuse porte d’un côté puis de
l’autre, un roulement tranquille qui épouse le moindre écueil. Qui fait fi de la fatigue. Des
strates survolées.
À y regarder, les efforts de la marcheuse paraissent faciles, paraissent calmes et
mesurés parce que son corps tout entier est taillé par le mouvement à tel point que l’effort
nimbe sa silhouette d’une sorte d’assurance paisible, et pourtant son regard pâle oscille
parfois, se détache du chemin pierreux pour épouser le vide, la pente brisée qui dégringole
jusqu’à la vallée, et tout ce qui est laissé derrière.
Ces œillades furtives qui tournent le visage de la marcheuse vers le soleil dévoilent
une peau hâlée et des tempes luisantes. Les cheveux sont blonds vénitiens, noués en une
longue natte qui vient s’ébattre sur les poches du sac de randonnée qu’elle transporte sur
son dos et il arrive aussi qu’un pendentif de bois sculpté, ficelé par une cordelette de cuir
sombre s’échappe du col de son T-shirt. Le grigri est replacé dans le creux lisse qui sépare
ses deux seins aussi souvent qu’il le faut.
Dans le sillage de la marcheuse, dans son ombre, suit un homme grand et noueux.
Sa face est tannée et ses yeux sont noirs et plissés et pleins d’appréhension et une cicatrice
lui strie le mollet gauche et vient s’enrouler autour du genou en une boursouflure blafarde.
L’homme est plus jeune qu’il n’en a l’air et en cherchant bien, en dépit des stigmates et de
la préoccupation, en dépit des rides prématurées, il y a des signes qui laissent penser qu’il
n’a pas encore eu quarante ans.
À voix haute l’homme dit nous ferons halte un peu plus loin lorsque nous aurons
franchi cette crête devant nous ferons halte il y aura de l’eau et nous nous reposerons un
peu avant de poursuivre et la marcheuse ne répond rien mais elle acquiesce
imperceptiblement, pour ne pas que son rythme lui échappe. La voix de l’homme est sèche
et tremblante et elle semble grésiller dans la lumière, dans la chaleur frémissante qui
imbibe les pierres.
Lorsqu’ils débouchent sur la première pâture l’horizon s’écartèle devant eux, entre
les pics qui s’érigent tout autour, coiffés de nuages et d’une glace qui ne fond jamais, et à
cet instant, parce que cela s’y prête, parce que l’air est pur et qu’ils voient très loin, la
marcheuse et l’homme prennent simultanément une grande inspiration. Plus loin, il y a un
ruisseau qui scintille. Ils marchent jusqu’aux galets lustrés sans rien changer à l’ordre, elle
devant, toujours, et lui derrière.
La marcheuse se déhanche et se débarrasse de son sac dans l’herbe où elle
s’accroupit pour puiser l’eau claire, la porter jusqu’à sa bouche ruisselante, en asperger la
moiteur de sa nuque et l’homme se tient un peu plus loin pour l’observer, pour écouter ses
aspirations sans gêne, et il attend que la marcheuse ait fini de boire pour se désaltérer à son
tour.
Au-dessus, le ciel est d’un bleu impeccable.
Les bulles surgissent en babillant depuis le goulot de la gourde immergée que
l’homme tient sous la surface, mais pas un seul instant il ne quitte la marcheuse du regard.
Il y a de l’eau là-haut fait l’homme ne sois pas inquiète si je remplis la gourde maintenant
c’est seulement pour la route qui reste si tu as soif il suffira de me le dire.
La marcheuse pose sur lui un regard égal et quelques mots lui échappent pour la
première fois depuis qu’ils ont commencé à marcher. Je ne sais pas où nous allons il y a un
chalet là-haut demande-t-elle et sa voix est grave et belle et l’homme regrette qu’elle n’ait
pas parlé davantage sur le chemin qui a précédé.
Oui confirme l’homme oui c’est un chalet et ce faisant il réajuste la bandoulière de
la carabine qu’il trimballe sur son épaule. La marcheuse baisse les yeux à cet instant,
comme par pudeur, comme pour ne pas voir le confort ou l’inconfort avec lequel la
carabine est portée. Ils attendent ensuite en silence près du ruisseau qui susurre.
L’homme avise la vallée mais aussi parfois la marcheuse qui se tient prostrée dans
l’herbe, et il se fait la réflexion que l’immobilité ne lui sied pas du tout, avec ces guibolles
dégingandées dont elle n’a pas l’air de savoir quoi faire elle ressemble à un oiseau brisé, un
rapace auquel on aurait interdit le ciel. Le regard de l’homme oscille entre la marcheuse et
le panorama, la fumée lointaine dont ils aperçoivent les minuscules panaches, sans
vraiment savoir quel spectacle le désole davantage.
Lorsque plusieurs minutes se sont écoulées de cette manière l’homme farfouille dans
sa besace d’où il extirpe deux gâteaux secs mouchetés de raisins de Corinthe. Il place l’un
des biscuits dans sa propre bouche avant de lancer l’autre en cloche, en direction de la
marcheuse.
J’aimerais arriver là-haut avant la nuit annonce-t-il pendant qu’elle mange quand tu
auras fini il faudra que l’on reparte et l’homme se surprend à espérer que la marcheuse lui
réponde encore, lui adresse ne serait-ce qu’un seul mot mais son souhait est crucifié par les
secondes qui suivent et le clapotis dérisoire de l’eau.
Ils laissent le ruisseau derrière eux et la marcheuse déploie ses longues jambes et
prend docilement la position de tête, comme l’homme le lui avait demandé au tout début,
avant même qu’ils n’entament l’ascension. Aux plantes grasses du pâturage, à l’horizon
immense et bleu succède l’ombre d’une grande sapinière, des troncs violacés et très droits
qui dégorgent de la senteur de la résine.
Ils cheminent ainsi durant de très longues heures sans pause et sans paroles, malgré
ces bois resserrés tout autour d’eux, parce qu’il n’y a qu’un seul chemin et qu’une seule
montagne et qu’ils ne risquent pas de se perdre.
Peu avant la seconde pâture, la marcheuse s’arrête brusquement et son corps semble
se tendre vers l’avant et son poids bascule sur ses cuisses et au même instant un raclement,
la rumeur d’un déplacement furtif se fait entendre plus loin à l’orée de la forêt de conifères.
La marcheuse s’accroupit et l’homme suit son exemple et ils attendent.
Quand les bruits recommencent l’homme semble hésiter puis il esquisse un geste
pour signifier qu’il leur faut rapidement quitter le chemin et ils s’avancent courbés, cassés
en deux entre les arbres à la perpendiculaire du sentier. Ils finissent par s’abriter sous un
amas de roches fissurées, couverts de grandes nappes de sphaigne en fleur, et l’homme
porte désormais la carabine dans sa main et ses yeux vont et viennent entre les frondaisons
les plus basses qui s’agitent, qui balayent l’air plus frais, plus humide qui est exhalé par le
lit d’aiguilles de la sapinière.
Pendant longtemps ils guettent après les bruissements, après le moindre craquement
de branche et les sons se rapprochent et s’éloignent comme si quelqu’un tournait autour
d’eux et ils ont le temps de s’imaginer toutes sortes de choses. L’homme transpire
abondamment, couché un peu plus bas que les rochers, pour pouvoir surveiller à la fois la
marcheuse et les bois qui bordent le chemin.
Il vient enfin un son mat bien plus proche que les autres et l’homme épaule
vivement la carabine et puis le vent tourne et ils flairent enfin l’odeur du bouc et avisent sa
forme noire et velue, ses grandes cornes recourbées et son arrière-train cagneux qui
disparaît avec fracas dans la pente boisée. L’homme se redresse et souffle et se passe la
main sur les yeux.
Au bout d’un moment, sans regarder la marcheuse et sur un ton auquel affleure le
reproche l’homme dit personne ne vient jamais ici personne sauf moi il ne faut pas que tu
aies peur comme ça tu m’as fait douter mais ici c’est paisible bien plus paisible qu’en bas,
et pour toute réponse la marcheuse se contente de fixer gravement la carabine que l’homme
tient dans sa main.
Ils traversent la seconde pâture et le sentier serpente ensuite vers les hauteurs parmi
de grandes touffes d’achillées avant de rejoindre une nouvelle forêt, et cette fois ils
aperçoivent de nombreux rochers parmi les arbres, qui découpent la zone d’éboulis et de
ravins. À l’ouest le soleil décline déjà, chute avec lenteur comme un débris flamboyant
pourrait chuter du ciel.
Tandis que rougeoient les pics lointains et les neiges éternelles, ils contournent une
petite cascade qui tambourine à quelques mètres du chemin et poursuivent ensuite
l’ascension parmi des arbres dont certains sont mourants, dont certains sont morts et
dépourvus d’écorce et leurs troncs sont comme des sculptures pâles et lisses dans la
pénombre.
On a pris du retard avec le bouc fait l’homme en plissant le front et en parlant fort
pour que la marcheuse -qui a pris un peu d’avance puisse l’entendre. La dernière partie du
chemin est plus difficile alors je crois que ça vaudrait mieux si on passait la nuit à la belle
étoile et qu’on continue demain quand on sera reposés et qu’on y verra plus clair. La
marcheuse ne répond rien et l’homme se mord les lèvres jusqu’à s’en arracher la peau.
Plus tard, ils atteignent le haut d’une crête et quittent tout à coup l’obscurcissement
de la forêt et la marcheuse cligne des yeux et il lui échappe un soupir sidéré face au
panorama immense qui baille devant eux, tout pourléché d’ombres et de lumière. L’homme
désigne un enchevêtrement de roc qui se dresse non loin, patiné par les tempêtes et cerclé
de pimprenelle et dont le profil pourra les protéger du vent.
La marcheuse et l’homme se délestent de leurs fardeaux et boivent tour à tour un
peu d’eau dans la gourde et rapidement un petit feu éclot près d’eux, sur la pierre. Tandis
que l’homme effectue des allers-retours chargé de branches et de brindilles, la marcheuse
s’installe avec le dos contre la saillie et elle déballe son tapis de sol et extirpe une
couverture tartan de son sac et ses gestes sont incertains et ses yeux sont troubles et
insondables.
Ils mangent le peu de nourriture dont ils disposent, des gâteaux secs et une pomme
fendue en deux par l’homme ainsi qu’une part de soupe en brique qu’ils réchauffent dans
l’une des casseroles noircies de la marcheuse et la nuit achève de se déposer sur eux
comme un grand tissu étoilé.
À leurs pieds se déroule à présent la noirceur de la vallée et au-delà ils voient bien
davantage qu’ils ne le voudraient sans doute, un horizon opaque et constellé où brille
l’éclat lointain des incendies. En bas il y a des villes qui brûlent et la rumeur fébrile de la
panique qui déferle, qui reflue parfois même jusqu’à la montagne, jusqu’à étreindre leurs
ventres durs. Les pupilles de l’homme courent sur les flammes distantes comme deux
choses affamées et peu à peu son âme s’emplit d’étrangeté et d’une mélancolie familière.
L’homme dit je crois que ce monde est en train de prendre fin et la marcheuse ne
répond rien, alors l’homme baisse les yeux et regarde ses mains, ce sont de grandes mains
avec de longs doigts fins, et il murmure j’ai si mal pour ce monde tu sais c’est un mal que
je porte depuis si longtemps et ses yeux s’emplissent d’humidité et sa bouche se tord pour
accommoder la misère qu’il prononce.
La marcheuse abandonne un instant le gouffre et les brasiers pour fixer l’homme et
sa peine et la carabine qui est posée en travers de ses genoux. L’homme se fait la réflexion
que depuis le début, depuis le tout début la respiration de la marcheuse n’a jamais cessé
d’enfler calmement et il constate qu’il ne parvient pas à soutenir son regard davantage qu’il
ne peut endurer le spectacle du feu.
L’obscurité se peuple de la stridence des oiseaux de nuit et des craquements qui
naissent de la dévoration du feu et lorsque la marcheuse ferme les yeux et finit par
s’endormir cela surprend l’homme, et celui-ci guette longtemps pour s’assurer qu’il ne
s’agit pas d’une ruse, et ce faisant il entrecoupe ses propres somnolences par l’entretien du
feu.
Au-dessus d’eux, les astres tournoient.
Un peu avant l’aube, l’homme vide sa gourde dans la petite casserole qu’il cale entre
deux pierres carbonisées et il se lève ensuite et déplie ses jointures endolories qui craquent
de n’avoir pas bougé de la nuit. Le soleil irradie de l’autre côté du pic et l’air est froid mais
la lumière inonde, suffisamment pour que l’homme puisse errer un temps sur la pâture et y
cueillir une poignée d’herbes à infuser et ses doigts s’engourdissent dans la rosée du matin.
À son retour la marcheuse remue sous sa couverture et l’homme ravive les braises
d’une brassée de petit bois avant de verser la tisane chaude dans la timbale en aluminium
qui s’imbrique sous sa gourde. L’homme offre la timbale fumante à la marcheuse et pose la
carabine dans le gazon et agace le feu sans jamais lever la tête, comme si un grand poids
pesait sur ses épaules.
Je suis désolé d’avoir tué ton chien bredouille l’homme un peu abruptement et
ensuite il se relève et passe la bandoulière de la carabine et part uriner à l’orée des bois. La
marcheuse guette tandis que l’homme s’éloigne et finit d’avaler la tisane et s’étire
longuement avant de remballer ses affaires de couchage.
Après la troisième pâture le paysage devient de plus en plus accidenté, et le chemin
serpente sur la pierre de la montagne qui est éclaboussée parfois par l’eau glaciale des
torrents. Les arbres se font rares, il ne pousse plus ici et là qu’une poignée de plantes
grasses qui se tassent dans les cuvettes et les creux des rochers.
L’homme dit je vais passer devant maintenant on arrive au plus dur et je ne voudrais
pas que tu glisses ou que tu te trompes de chemin on va monter encore un peu puis ça
redescendra et on arrivera au chalet. D’accord fait la marcheuse et l’homme esquisse un
sourire minuscule parce qu’il sent s’alléger un instant le poids effroyable de sa solitude.
Ils avancent ensuite sur une succession de corniches qui sont offertes au vent et le
pic autour duquel ils cheminent est baigné d’une lumière étrange et la vallée baille à leur
droite, cintrée de roc comme les rebords d’une large blessure. Du pied ils foulent le sentier
étroit et de temps en temps le crottin des boucs sauvages s’écrase sous le caoutchouc de
leurs crampons.
Au début, en dépit des appuis incertains, l’homme jette de nombreux regards
derrière lui, surveillant la marcheuse du coin de l’œil, épiant son allure au cas où elle
voudrait profiter de son inattention pour essayer de lui fausser compagnie, mais petit à petit
il prend confiance et apprend à se contenter des halètements et de la rocaille dérangée.
Il leur suffit d’une heure pour dompter l’escarpement et au point culminant, la sente
à chèvres décroche subitement pour s’enfoncer entre une concrétion de saillies grisâtres. En
contrebas ils retrouvent la coiffe ébouriffée des sapins, et au loin un espace dégagé et un
toit de lauze taillé dans un schiste sombre. L’homme dévisage la marcheuse et sa sueur et
ses cernes et il se figure qu’elle n’a pas dû dormir bien davantage que lui.
Bientôt, ils abandonnent les roches et les courants d’air gelés qui bruissent en
altitude. Sur la dernière portion ils cheminent presque de front, descendent entre les arbres
puis s’avancent sur la prairie en esquivant de grosses mottes d’un nard raide et jauni. Près
du chalet coule un énième ru vivace qui se déverse dans un grand bassin de granit. Un peu
plus loin, une petite turbine fredonne dans le courant.
L’homme pousse la porte du chalet et ils entrent et la marcheuse remarque tout
d’abord l’odeur, un parfum qui n’est pas désagréable mais qui imprègne jusqu’aux
madriers d’épicéa, jusqu’aux murs de mélèze. C’est une senteur légèrement âcre qui dit le
temps passé par un homme au même endroit, qui attribue l’espace et le découpe aussi, de
manière aussi franche que le tranchant d’un couteau.
Il n’y a qu’une seule pièce bien agencée, avec une lourde table carrée au centre et un
petit lit dans l’alcôve près de la cheminée, et beaucoup d’étagères et de livres en pagaille.
Des bouquets d’herbes séchées pendent aux poutres et autour des fenêtres et il y a aussi un
jambon accroché dans un coin et une ribambelle de saucissons secs et ratatinés. La
marcheuse pose son sac à côté de la porte d’entrée et s’étreint le corps comme si elle ne
savait pas quoi en faire.
Je vais faire du café dit l’homme et après je crois que je dormirai un peu si cela ne te
dérange pas est-ce que tu veux du café et la marcheuse acquiesce et s’installe à la table où
elle suit du bout du doigt les traces de brûlure qui sont gravés dans les planches de pin
épais pendant que l’homme pose la carabine contre le mur près du lit et met une bouilloire
d’eau à chauffer sur le réchaud à gaz de la cuisine.
La cafetière infuse sur la table et une vapeur odorante se dégage du breuvage et se
condense sur les vitres et pour la première fois l’homme fixe la marcheuse droit dans ses
yeux pâles. Est-ce que tu as déjà eu l’impression que ta vie t’avait échappé demande-t-il
parce que moi je crois que ça m’est arrivé il y a longtemps et la marcheuse le dévisage
longuement et lui rend son regard mais sa bouche demeure muette et mutine.
L’homme verse ensuite le café avec une attention méticuleuse et le liquide noir
s’écoule et tourbillonne dans deux bols de grès clair et puis l’homme ramène quelques
gâteaux à tremper et il dit je les fais moi-même je fais beaucoup de choses moi-même et la
marcheuse mange et boit et ses yeux divaguent autour d’elle, sur les dessins au fusain et les
bibelots de bois sculptés.
Je n’aurais pas dû prendre la carabine en partant, finit par dire l’homme, et je me
demande si on s’était juste croisés comme ça on aurait peut-être discuté et tu serais peut-
être venue de toi-même mais c’est compliqué maintenant tout le monde a peur et ceux qui
ont une arme ils la prennent mais ne t’inquiète pas je ne te veux pas de mal je ne sais pas ce
que je veux.
Le silence qui suit est si lourd et si parlant que cela courbe l’homme jusqu’à ce que
son front touche presque la table et il frémit de honte et de peine avant de se redresser très
lentement, et il reste un temps les bras ballants, la mine confuse. Il se traîne enfin en
direction du lit où il s’allonge tout habillé sur les draps suiffeux et l’homme retire ses
chaussures avec une grande lassitude et ferme les yeux. Il murmure je ne sais pas ce qui
m’a pris je ne voulais pas être seul voilà tout je suis désolé.
L’homme met très longtemps à s’endormir et en attendant la marcheuse égraine les
minutes comme les perles d’un chapelet et elle s’imprègne des odeurs inconnues et écoute
enfler le souffle de l’homme qui se rallonge et elle fait tout cela sans remuer, sans jamais
bouger du banc où elle se trouve assise.
Vers midi, la marcheuse se lève et fait trois pas en direction du lit, vers l’endroit où
l’odeur de l’homme est la plus forte et elle s’empare de la carabine qui repose contre le
mur. La marcheuse regarde ensuite l’homme qui dort, le détaille durant un bon moment
avant que ses doigts ne courent jusqu’au levier de la culasse, et ne l’actionnent. Elle met
ensuite l’homme en joue ce qui est une chose facile parce que l’homme est immobile et très
près d’elle, et lorsque le front de l’homme est au milieu de sa mire la marcheuse expire
lentement et appuie sur la détente.
Après le vacarme de la détonation, elle repose la carabine près du lit et se rend
compte que ses mains tremblent et que sa bouche est sèche et qu’elle ne sait pas encore où
elle ira, ni ce qu’elle fera. Le soleil l’éblouit lorsqu’elle quitte le chalet pour aller s’asseoir
près du ruisseau dont elle n’entend plus qu’à peine le murmure à cause de ses oreilles qui
sifflent et la marcheuse retire ses lourdes chaussures sans même y penser, comme si elle
n’était plus tout à fait elle-même.
Au-dessus, un panache blanc est emprisonné par le pic et le vent tiraille pour l’en
arracher. La marcheuse remue ses orteils et sent couler l’eau gelée, sur eux et entre eux, et
elle y frotte aussi ses ongles et soupire en avisant le ciel et se demande si la solitude de
l’homme était aussi grande que la sienne.
Ses mains triturent ensuite le barbe-bouc lustré et s’y emmêlent et la marcheuse
avise la vallée et le monde mourant qui s’étale au-delà et se dit que peut-être elle ne
redescendra jamais.
Les auteurs :
Maud Mayeras – Olivier Chapuis – Danielle Thiery – Ghislain Gilberti – Marie Delabos – Colin Niel – David Charlier – Dominique Maisons – Sandra Martineau – Marie Van Moere – François Médéline – Ellen Guillemain – Cicéron Angledroit – Valérie Allam – Stéphanie Clémente – Gaëlle Perrin-Guillet – Anouk Langaney – Patrick K. Dewdney – Florence Medina – Michel Douard – Benoit Séverac – Loser Esteban – Jeremy Bouquin – Armelle Carbonel – Jacques Saussey – Yannick Dubart – Nils Barrelon -
Nouvelle 1 : ici
Nouvelle 2 : ici
Nouvelle 3 : ici
Nouvelle 4 : ici
La marcheuse respire par goulées lentes, d’une profondeur calculée, et les crampons
usés de ses chaussures se verrouillent à la pierre noire. Ce sont de bonnes chaussures,
confortables et renforcées de cuir et le poids de la marcheuse porte d’un côté puis de
l’autre, un roulement tranquille qui épouse le moindre écueil. Qui fait fi de la fatigue. Des
strates survolées.
À y regarder, les efforts de la marcheuse paraissent faciles, paraissent calmes et
mesurés parce que son corps tout entier est taillé par le mouvement à tel point que l’effort
nimbe sa silhouette d’une sorte d’assurance paisible, et pourtant son regard pâle oscille
parfois, se détache du chemin pierreux pour épouser le vide, la pente brisée qui dégringole
jusqu’à la vallée, et tout ce qui est laissé derrière.
Ces œillades furtives qui tournent le visage de la marcheuse vers le soleil dévoilent
une peau hâlée et des tempes luisantes. Les cheveux sont blonds vénitiens, noués en une
longue natte qui vient s’ébattre sur les poches du sac de randonnée qu’elle transporte sur
son dos et il arrive aussi qu’un pendentif de bois sculpté, ficelé par une cordelette de cuir
sombre s’échappe du col de son T-shirt. Le grigri est replacé dans le creux lisse qui sépare
ses deux seins aussi souvent qu’il le faut.
Dans le sillage de la marcheuse, dans son ombre, suit un homme grand et noueux.
Sa face est tannée et ses yeux sont noirs et plissés et pleins d’appréhension et une cicatrice
lui strie le mollet gauche et vient s’enrouler autour du genou en une boursouflure blafarde.
L’homme est plus jeune qu’il n’en a l’air et en cherchant bien, en dépit des stigmates et de
la préoccupation, en dépit des rides prématurées, il y a des signes qui laissent penser qu’il
n’a pas encore eu quarante ans.
À voix haute l’homme dit nous ferons halte un peu plus loin lorsque nous aurons
franchi cette crête devant nous ferons halte il y aura de l’eau et nous nous reposerons un
peu avant de poursuivre et la marcheuse ne répond rien mais elle acquiesce
imperceptiblement, pour ne pas que son rythme lui échappe. La voix de l’homme est sèche
et tremblante et elle semble grésiller dans la lumière, dans la chaleur frémissante qui
imbibe les pierres.
Lorsqu’ils débouchent sur la première pâture l’horizon s’écartèle devant eux, entre
les pics qui s’érigent tout autour, coiffés de nuages et d’une glace qui ne fond jamais, et à
cet instant, parce que cela s’y prête, parce que l’air est pur et qu’ils voient très loin, la
marcheuse et l’homme prennent simultanément une grande inspiration. Plus loin, il y a un
ruisseau qui scintille. Ils marchent jusqu’aux galets lustrés sans rien changer à l’ordre, elle
devant, toujours, et lui derrière.
La marcheuse se déhanche et se débarrasse de son sac dans l’herbe où elle
s’accroupit pour puiser l’eau claire, la porter jusqu’à sa bouche ruisselante, en asperger la
moiteur de sa nuque et l’homme se tient un peu plus loin pour l’observer, pour écouter ses
aspirations sans gêne, et il attend que la marcheuse ait fini de boire pour se désaltérer à son
tour.
Au-dessus, le ciel est d’un bleu impeccable.
Les bulles surgissent en babillant depuis le goulot de la gourde immergée que
l’homme tient sous la surface, mais pas un seul instant il ne quitte la marcheuse du regard.
Il y a de l’eau là-haut fait l’homme ne sois pas inquiète si je remplis la gourde maintenant
c’est seulement pour la route qui reste si tu as soif il suffira de me le dire.
La marcheuse pose sur lui un regard égal et quelques mots lui échappent pour la
première fois depuis qu’ils ont commencé à marcher. Je ne sais pas où nous allons il y a un
chalet là-haut demande-t-elle et sa voix est grave et belle et l’homme regrette qu’elle n’ait
pas parlé davantage sur le chemin qui a précédé.
Oui confirme l’homme oui c’est un chalet et ce faisant il réajuste la bandoulière de
la carabine qu’il trimballe sur son épaule. La marcheuse baisse les yeux à cet instant,
comme par pudeur, comme pour ne pas voir le confort ou l’inconfort avec lequel la
carabine est portée. Ils attendent ensuite en silence près du ruisseau qui susurre.
L’homme avise la vallée mais aussi parfois la marcheuse qui se tient prostrée dans
l’herbe, et il se fait la réflexion que l’immobilité ne lui sied pas du tout, avec ces guibolles
dégingandées dont elle n’a pas l’air de savoir quoi faire elle ressemble à un oiseau brisé, un
rapace auquel on aurait interdit le ciel. Le regard de l’homme oscille entre la marcheuse et
le panorama, la fumée lointaine dont ils aperçoivent les minuscules panaches, sans
vraiment savoir quel spectacle le désole davantage.
Lorsque plusieurs minutes se sont écoulées de cette manière l’homme farfouille dans
sa besace d’où il extirpe deux gâteaux secs mouchetés de raisins de Corinthe. Il place l’un
des biscuits dans sa propre bouche avant de lancer l’autre en cloche, en direction de la
marcheuse.
J’aimerais arriver là-haut avant la nuit annonce-t-il pendant qu’elle mange quand tu
auras fini il faudra que l’on reparte et l’homme se surprend à espérer que la marcheuse lui
réponde encore, lui adresse ne serait-ce qu’un seul mot mais son souhait est crucifié par les
secondes qui suivent et le clapotis dérisoire de l’eau.
Ils laissent le ruisseau derrière eux et la marcheuse déploie ses longues jambes et
prend docilement la position de tête, comme l’homme le lui avait demandé au tout début,
avant même qu’ils n’entament l’ascension. Aux plantes grasses du pâturage, à l’horizon
immense et bleu succède l’ombre d’une grande sapinière, des troncs violacés et très droits
qui dégorgent de la senteur de la résine.
Ils cheminent ainsi durant de très longues heures sans pause et sans paroles, malgré
ces bois resserrés tout autour d’eux, parce qu’il n’y a qu’un seul chemin et qu’une seule
montagne et qu’ils ne risquent pas de se perdre.
Peu avant la seconde pâture, la marcheuse s’arrête brusquement et son corps semble
se tendre vers l’avant et son poids bascule sur ses cuisses et au même instant un raclement,
la rumeur d’un déplacement furtif se fait entendre plus loin à l’orée de la forêt de conifères.
La marcheuse s’accroupit et l’homme suit son exemple et ils attendent.
Quand les bruits recommencent l’homme semble hésiter puis il esquisse un geste
pour signifier qu’il leur faut rapidement quitter le chemin et ils s’avancent courbés, cassés
en deux entre les arbres à la perpendiculaire du sentier. Ils finissent par s’abriter sous un
amas de roches fissurées, couverts de grandes nappes de sphaigne en fleur, et l’homme
porte désormais la carabine dans sa main et ses yeux vont et viennent entre les frondaisons
les plus basses qui s’agitent, qui balayent l’air plus frais, plus humide qui est exhalé par le
lit d’aiguilles de la sapinière.
Pendant longtemps ils guettent après les bruissements, après le moindre craquement
de branche et les sons se rapprochent et s’éloignent comme si quelqu’un tournait autour
d’eux et ils ont le temps de s’imaginer toutes sortes de choses. L’homme transpire
abondamment, couché un peu plus bas que les rochers, pour pouvoir surveiller à la fois la
marcheuse et les bois qui bordent le chemin.
Il vient enfin un son mat bien plus proche que les autres et l’homme épaule
vivement la carabine et puis le vent tourne et ils flairent enfin l’odeur du bouc et avisent sa
forme noire et velue, ses grandes cornes recourbées et son arrière-train cagneux qui
disparaît avec fracas dans la pente boisée. L’homme se redresse et souffle et se passe la
main sur les yeux.
Au bout d’un moment, sans regarder la marcheuse et sur un ton auquel affleure le
reproche l’homme dit personne ne vient jamais ici personne sauf moi il ne faut pas que tu
aies peur comme ça tu m’as fait douter mais ici c’est paisible bien plus paisible qu’en bas,
et pour toute réponse la marcheuse se contente de fixer gravement la carabine que l’homme
tient dans sa main.
Ils traversent la seconde pâture et le sentier serpente ensuite vers les hauteurs parmi
de grandes touffes d’achillées avant de rejoindre une nouvelle forêt, et cette fois ils
aperçoivent de nombreux rochers parmi les arbres, qui découpent la zone d’éboulis et de
ravins. À l’ouest le soleil décline déjà, chute avec lenteur comme un débris flamboyant
pourrait chuter du ciel.
Tandis que rougeoient les pics lointains et les neiges éternelles, ils contournent une
petite cascade qui tambourine à quelques mètres du chemin et poursuivent ensuite
l’ascension parmi des arbres dont certains sont mourants, dont certains sont morts et
dépourvus d’écorce et leurs troncs sont comme des sculptures pâles et lisses dans la
pénombre.
On a pris du retard avec le bouc fait l’homme en plissant le front et en parlant fort
pour que la marcheuse -qui a pris un peu d’avance puisse l’entendre. La dernière partie du
chemin est plus difficile alors je crois que ça vaudrait mieux si on passait la nuit à la belle
étoile et qu’on continue demain quand on sera reposés et qu’on y verra plus clair. La
marcheuse ne répond rien et l’homme se mord les lèvres jusqu’à s’en arracher la peau.
Plus tard, ils atteignent le haut d’une crête et quittent tout à coup l’obscurcissement
de la forêt et la marcheuse cligne des yeux et il lui échappe un soupir sidéré face au
panorama immense qui baille devant eux, tout pourléché d’ombres et de lumière. L’homme
désigne un enchevêtrement de roc qui se dresse non loin, patiné par les tempêtes et cerclé
de pimprenelle et dont le profil pourra les protéger du vent.
La marcheuse et l’homme se délestent de leurs fardeaux et boivent tour à tour un
peu d’eau dans la gourde et rapidement un petit feu éclot près d’eux, sur la pierre. Tandis
que l’homme effectue des allers-retours chargé de branches et de brindilles, la marcheuse
s’installe avec le dos contre la saillie et elle déballe son tapis de sol et extirpe une
couverture tartan de son sac et ses gestes sont incertains et ses yeux sont troubles et
insondables.
Ils mangent le peu de nourriture dont ils disposent, des gâteaux secs et une pomme
fendue en deux par l’homme ainsi qu’une part de soupe en brique qu’ils réchauffent dans
l’une des casseroles noircies de la marcheuse et la nuit achève de se déposer sur eux
comme un grand tissu étoilé.
À leurs pieds se déroule à présent la noirceur de la vallée et au-delà ils voient bien
davantage qu’ils ne le voudraient sans doute, un horizon opaque et constellé où brille
l’éclat lointain des incendies. En bas il y a des villes qui brûlent et la rumeur fébrile de la
panique qui déferle, qui reflue parfois même jusqu’à la montagne, jusqu’à étreindre leurs
ventres durs. Les pupilles de l’homme courent sur les flammes distantes comme deux
choses affamées et peu à peu son âme s’emplit d’étrangeté et d’une mélancolie familière.
L’homme dit je crois que ce monde est en train de prendre fin et la marcheuse ne
répond rien, alors l’homme baisse les yeux et regarde ses mains, ce sont de grandes mains
avec de longs doigts fins, et il murmure j’ai si mal pour ce monde tu sais c’est un mal que
je porte depuis si longtemps et ses yeux s’emplissent d’humidité et sa bouche se tord pour
accommoder la misère qu’il prononce.
La marcheuse abandonne un instant le gouffre et les brasiers pour fixer l’homme et
sa peine et la carabine qui est posée en travers de ses genoux. L’homme se fait la réflexion
que depuis le début, depuis le tout début la respiration de la marcheuse n’a jamais cessé
d’enfler calmement et il constate qu’il ne parvient pas à soutenir son regard davantage qu’il
ne peut endurer le spectacle du feu.
L’obscurité se peuple de la stridence des oiseaux de nuit et des craquements qui
naissent de la dévoration du feu et lorsque la marcheuse ferme les yeux et finit par
s’endormir cela surprend l’homme, et celui-ci guette longtemps pour s’assurer qu’il ne
s’agit pas d’une ruse, et ce faisant il entrecoupe ses propres somnolences par l’entretien du
feu.
Au-dessus d’eux, les astres tournoient.
Un peu avant l’aube, l’homme vide sa gourde dans la petite casserole qu’il cale entre
deux pierres carbonisées et il se lève ensuite et déplie ses jointures endolories qui craquent
de n’avoir pas bougé de la nuit. Le soleil irradie de l’autre côté du pic et l’air est froid mais
la lumière inonde, suffisamment pour que l’homme puisse errer un temps sur la pâture et y
cueillir une poignée d’herbes à infuser et ses doigts s’engourdissent dans la rosée du matin.
À son retour la marcheuse remue sous sa couverture et l’homme ravive les braises
d’une brassée de petit bois avant de verser la tisane chaude dans la timbale en aluminium
qui s’imbrique sous sa gourde. L’homme offre la timbale fumante à la marcheuse et pose la
carabine dans le gazon et agace le feu sans jamais lever la tête, comme si un grand poids
pesait sur ses épaules.
Je suis désolé d’avoir tué ton chien bredouille l’homme un peu abruptement et
ensuite il se relève et passe la bandoulière de la carabine et part uriner à l’orée des bois. La
marcheuse guette tandis que l’homme s’éloigne et finit d’avaler la tisane et s’étire
longuement avant de remballer ses affaires de couchage.
Après la troisième pâture le paysage devient de plus en plus accidenté, et le chemin
serpente sur la pierre de la montagne qui est éclaboussée parfois par l’eau glaciale des
torrents. Les arbres se font rares, il ne pousse plus ici et là qu’une poignée de plantes
grasses qui se tassent dans les cuvettes et les creux des rochers.
L’homme dit je vais passer devant maintenant on arrive au plus dur et je ne voudrais
pas que tu glisses ou que tu te trompes de chemin on va monter encore un peu puis ça
redescendra et on arrivera au chalet. D’accord fait la marcheuse et l’homme esquisse un
sourire minuscule parce qu’il sent s’alléger un instant le poids effroyable de sa solitude.
Ils avancent ensuite sur une succession de corniches qui sont offertes au vent et le
pic autour duquel ils cheminent est baigné d’une lumière étrange et la vallée baille à leur
droite, cintrée de roc comme les rebords d’une large blessure. Du pied ils foulent le sentier
étroit et de temps en temps le crottin des boucs sauvages s’écrase sous le caoutchouc de
leurs crampons.
Au début, en dépit des appuis incertains, l’homme jette de nombreux regards
derrière lui, surveillant la marcheuse du coin de l’œil, épiant son allure au cas où elle
voudrait profiter de son inattention pour essayer de lui fausser compagnie, mais petit à petit
il prend confiance et apprend à se contenter des halètements et de la rocaille dérangée.
Il leur suffit d’une heure pour dompter l’escarpement et au point culminant, la sente
à chèvres décroche subitement pour s’enfoncer entre une concrétion de saillies grisâtres. En
contrebas ils retrouvent la coiffe ébouriffée des sapins, et au loin un espace dégagé et un
toit de lauze taillé dans un schiste sombre. L’homme dévisage la marcheuse et sa sueur et
ses cernes et il se figure qu’elle n’a pas dû dormir bien davantage que lui.
Bientôt, ils abandonnent les roches et les courants d’air gelés qui bruissent en
altitude. Sur la dernière portion ils cheminent presque de front, descendent entre les arbres
puis s’avancent sur la prairie en esquivant de grosses mottes d’un nard raide et jauni. Près
du chalet coule un énième ru vivace qui se déverse dans un grand bassin de granit. Un peu
plus loin, une petite turbine fredonne dans le courant.
L’homme pousse la porte du chalet et ils entrent et la marcheuse remarque tout
d’abord l’odeur, un parfum qui n’est pas désagréable mais qui imprègne jusqu’aux
madriers d’épicéa, jusqu’aux murs de mélèze. C’est une senteur légèrement âcre qui dit le
temps passé par un homme au même endroit, qui attribue l’espace et le découpe aussi, de
manière aussi franche que le tranchant d’un couteau.
Il n’y a qu’une seule pièce bien agencée, avec une lourde table carrée au centre et un
petit lit dans l’alcôve près de la cheminée, et beaucoup d’étagères et de livres en pagaille.
Des bouquets d’herbes séchées pendent aux poutres et autour des fenêtres et il y a aussi un
jambon accroché dans un coin et une ribambelle de saucissons secs et ratatinés. La
marcheuse pose son sac à côté de la porte d’entrée et s’étreint le corps comme si elle ne
savait pas quoi en faire.
Je vais faire du café dit l’homme et après je crois que je dormirai un peu si cela ne te
dérange pas est-ce que tu veux du café et la marcheuse acquiesce et s’installe à la table où
elle suit du bout du doigt les traces de brûlure qui sont gravés dans les planches de pin
épais pendant que l’homme pose la carabine contre le mur près du lit et met une bouilloire
d’eau à chauffer sur le réchaud à gaz de la cuisine.
La cafetière infuse sur la table et une vapeur odorante se dégage du breuvage et se
condense sur les vitres et pour la première fois l’homme fixe la marcheuse droit dans ses
yeux pâles. Est-ce que tu as déjà eu l’impression que ta vie t’avait échappé demande-t-il
parce que moi je crois que ça m’est arrivé il y a longtemps et la marcheuse le dévisage
longuement et lui rend son regard mais sa bouche demeure muette et mutine.
L’homme verse ensuite le café avec une attention méticuleuse et le liquide noir
s’écoule et tourbillonne dans deux bols de grès clair et puis l’homme ramène quelques
gâteaux à tremper et il dit je les fais moi-même je fais beaucoup de choses moi-même et la
marcheuse mange et boit et ses yeux divaguent autour d’elle, sur les dessins au fusain et les
bibelots de bois sculptés.
Je n’aurais pas dû prendre la carabine en partant, finit par dire l’homme, et je me
demande si on s’était juste croisés comme ça on aurait peut-être discuté et tu serais peut-
être venue de toi-même mais c’est compliqué maintenant tout le monde a peur et ceux qui
ont une arme ils la prennent mais ne t’inquiète pas je ne te veux pas de mal je ne sais pas ce
que je veux.
Le silence qui suit est si lourd et si parlant que cela courbe l’homme jusqu’à ce que
son front touche presque la table et il frémit de honte et de peine avant de se redresser très
lentement, et il reste un temps les bras ballants, la mine confuse. Il se traîne enfin en
direction du lit où il s’allonge tout habillé sur les draps suiffeux et l’homme retire ses
chaussures avec une grande lassitude et ferme les yeux. Il murmure je ne sais pas ce qui
m’a pris je ne voulais pas être seul voilà tout je suis désolé.
L’homme met très longtemps à s’endormir et en attendant la marcheuse égraine les
minutes comme les perles d’un chapelet et elle s’imprègne des odeurs inconnues et écoute
enfler le souffle de l’homme qui se rallonge et elle fait tout cela sans remuer, sans jamais
bouger du banc où elle se trouve assise.
Vers midi, la marcheuse se lève et fait trois pas en direction du lit, vers l’endroit où
l’odeur de l’homme est la plus forte et elle s’empare de la carabine qui repose contre le
mur. La marcheuse regarde ensuite l’homme qui dort, le détaille durant un bon moment
avant que ses doigts ne courent jusqu’au levier de la culasse, et ne l’actionnent. Elle met
ensuite l’homme en joue ce qui est une chose facile parce que l’homme est immobile et très
près d’elle, et lorsque le front de l’homme est au milieu de sa mire la marcheuse expire
lentement et appuie sur la détente.
Après le vacarme de la détonation, elle repose la carabine près du lit et se rend
compte que ses mains tremblent et que sa bouche est sèche et qu’elle ne sait pas encore où
elle ira, ni ce qu’elle fera. Le soleil l’éblouit lorsqu’elle quitte le chalet pour aller s’asseoir
près du ruisseau dont elle n’entend plus qu’à peine le murmure à cause de ses oreilles qui
sifflent et la marcheuse retire ses lourdes chaussures sans même y penser, comme si elle
n’était plus tout à fait elle-même.
Au-dessus, un panache blanc est emprisonné par le pic et le vent tiraille pour l’en
arracher. La marcheuse remue ses orteils et sent couler l’eau gelée, sur eux et entre eux, et
elle y frotte aussi ses ongles et soupire en avisant le ciel et se demande si la solitude de
l’homme était aussi grande que la sienne.
Ses mains triturent ensuite le barbe-bouc lustré et s’y emmêlent et la marcheuse
avise la vallée et le monde mourant qui s’étale au-delà et se dit que peut-être elle ne
redescendra jamais.
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