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lundi 10 octobre 2016

Trophée Anonym'us : Nouvelle n°5 "Ascension"

Petit rappel du trophée : C'est un concours de nouvelles crée par Eric Maravelias et Anne Denost . Cette année, il y a 27 auteurs (édités ou non édités) en compétition.
Leur mission: écrire une nouvelle de 20 000 signes sur le thème du polar ou noir. 
Les membres du jury (dont je fais partie ) liront ces nouvelles à l'aveugle.

Les auteurs :


Maud Mayeras – Olivier Chapuis – Danielle Thiery – Ghislain Gilberti – Marie Delabos – Colin Niel – David Charlier – Dominique Maisons – Sandra Martineau – Marie Van Moere – François Médéline – Ellen Guillemain – Cicéron Angledroit – Valérie Allam – Stéphanie Clémente – Gaëlle Perrin-Guillet – Anouk Langaney – Patrick K. Dewdney – Florence Medina – Michel Douard – Benoit Séverac – Loser Esteban – Jeremy Bouquin – Armelle Carbonel – Jacques Saussey – Yannick Dubart – Nils Barrelon - 

Nouvelle 1 : ici
Nouvelle 2 : ici
Nouvelle 3 : ici
Nouvelle 4 : ici



Ses mains frôlent le lichen et l’abrasion sèche de la roche.

La marcheuse respire par goulées lentes, d’une profondeur calculée, et les crampons

usés de ses chaussures se verrouillent à la pierre noire. Ce sont de bonnes chaussures,

confortables et renforcées de cuir et le poids de la marcheuse porte d’un côté puis de

l’autre, un roulement tranquille qui épouse le moindre écueil. Qui fait fi de la fatigue. Des

strates survolées.

À y regarder, les efforts de la marcheuse paraissent faciles, paraissent calmes et

mesurés parce que son corps tout entier est taillé par le mouvement à tel point que l’effort

nimbe sa silhouette d’une sorte d’assurance paisible, et pourtant son regard pâle oscille

parfois, se détache du chemin pierreux pour épouser le vide, la pente brisée qui dégringole

jusqu’à la vallée, et tout ce qui est laissé derrière.

Ces œillades furtives qui tournent le visage de la marcheuse vers le soleil dévoilent

une peau hâlée et des tempes luisantes. Les cheveux sont blonds vénitiens, noués en une

longue natte qui vient s’ébattre sur les poches du sac de randonnée qu’elle transporte sur

son dos et il arrive aussi qu’un pendentif de bois sculpté, ficelé par une cordelette de cuir

sombre s’échappe du col de son T-shirt. Le grigri est replacé dans le creux lisse qui sépare

ses deux seins aussi souvent qu’il le faut.

Dans le sillage de la marcheuse, dans son ombre, suit un homme grand et noueux.

Sa face est tannée et ses yeux sont noirs et plissés et pleins d’appréhension et une cicatrice

lui strie le mollet gauche et vient s’enrouler autour du genou en une boursouflure blafarde.

L’homme est plus jeune qu’il n’en a l’air et en cherchant bien, en dépit des stigmates et de

la préoccupation, en dépit des rides prématurées, il y a des signes qui laissent penser qu’il

n’a pas encore eu quarante ans.

À voix haute l’homme dit nous ferons halte un peu plus loin lorsque nous aurons

franchi cette crête devant nous ferons halte il y aura de l’eau et nous nous reposerons un

peu avant de poursuivre et la marcheuse ne répond rien mais elle acquiesce

imperceptiblement, pour ne pas que son rythme lui échappe. La voix de l’homme est sèche

et tremblante et elle semble grésiller dans la lumière, dans la chaleur frémissante qui

imbibe les pierres.

Lorsqu’ils débouchent sur la première pâture l’horizon s’écartèle devant eux, entre

les pics qui s’érigent tout autour, coiffés de nuages et d’une glace qui ne fond jamais, et à

cet instant, parce que cela s’y prête, parce que l’air est pur et qu’ils voient très loin, la

marcheuse et l’homme prennent simultanément une grande inspiration. Plus loin, il y a un

ruisseau qui scintille. Ils marchent jusqu’aux galets lustrés sans rien changer à l’ordre, elle

devant, toujours, et lui derrière.

La marcheuse se déhanche et se débarrasse de son sac dans l’herbe où elle

s’accroupit pour puiser l’eau claire, la porter jusqu’à sa bouche ruisselante, en asperger la

moiteur de sa nuque et l’homme se tient un peu plus loin pour l’observer, pour écouter ses

aspirations sans gêne, et il attend que la marcheuse ait fini de boire pour se désaltérer à son

tour.

Au-dessus, le ciel est d’un bleu impeccable.

Les bulles surgissent en babillant depuis le goulot de la gourde immergée que

l’homme tient sous la surface, mais pas un seul instant il ne quitte la marcheuse du regard.

Il y a de l’eau là-haut fait l’homme ne sois pas inquiète si je remplis la gourde maintenant

c’est seulement pour la route qui reste si tu as soif il suffira de me le dire.

La marcheuse pose sur lui un regard égal et quelques mots lui échappent pour la

première fois depuis qu’ils ont commencé à marcher. Je ne sais pas où nous allons il y a un

chalet là-haut demande-t-elle et sa voix est grave et belle et l’homme regrette qu’elle n’ait

pas parlé davantage sur le chemin qui a précédé.

Oui confirme l’homme oui c’est un chalet et ce faisant il réajuste la bandoulière de

la carabine qu’il trimballe sur son épaule. La marcheuse baisse les yeux à cet instant,

comme par pudeur, comme pour ne pas voir le confort ou l’inconfort avec lequel la

carabine est portée. Ils attendent ensuite en silence près du ruisseau qui susurre.

L’homme avise la vallée mais aussi parfois la marcheuse qui se tient prostrée dans

l’herbe, et il se fait la réflexion que l’immobilité ne lui sied pas du tout, avec ces guibolles

dégingandées dont elle n’a pas l’air de savoir quoi faire elle ressemble à un oiseau brisé, un

rapace auquel on aurait interdit le ciel. Le regard de l’homme oscille entre la marcheuse et

le panorama, la fumée lointaine dont ils aperçoivent les minuscules panaches, sans

vraiment savoir quel spectacle le désole davantage.

Lorsque plusieurs minutes se sont écoulées de cette manière l’homme farfouille dans

sa besace d’où il extirpe deux gâteaux secs mouchetés de raisins de Corinthe. Il place l’un

des biscuits dans sa propre bouche avant de lancer l’autre en cloche, en direction de la

marcheuse.

J’aimerais arriver là-haut avant la nuit annonce-t-il pendant qu’elle mange quand tu

auras fini il faudra que l’on reparte et l’homme se surprend à espérer que la marcheuse lui

réponde encore, lui adresse ne serait-ce qu’un seul mot mais son souhait est crucifié par les

secondes qui suivent et le clapotis dérisoire de l’eau.

Ils laissent le ruisseau derrière eux et la marcheuse déploie ses longues jambes et

prend docilement la position de tête, comme l’homme le lui avait demandé au tout début,

avant même qu’ils n’entament l’ascension. Aux plantes grasses du pâturage, à l’horizon

immense et bleu succède l’ombre d’une grande sapinière, des troncs violacés et très droits

qui dégorgent de la senteur de la résine.

Ils cheminent ainsi durant de très longues heures sans pause et sans paroles, malgré

ces bois resserrés tout autour d’eux, parce qu’il n’y a qu’un seul chemin et qu’une seule

montagne et qu’ils ne risquent pas de se perdre.

Peu avant la seconde pâture, la marcheuse s’arrête brusquement et son corps semble

se tendre vers l’avant et son poids bascule sur ses cuisses et au même instant un raclement,

la rumeur d’un déplacement furtif se fait entendre plus loin à l’orée de la forêt de conifères.

La marcheuse s’accroupit et l’homme suit son exemple et ils attendent.

Quand les bruits recommencent l’homme semble hésiter puis il esquisse un geste

pour signifier qu’il leur faut rapidement quitter le chemin et ils s’avancent courbés, cassés

en deux entre les arbres à la perpendiculaire du sentier. Ils finissent par s’abriter sous un

amas de roches fissurées, couverts de grandes nappes de sphaigne en fleur, et l’homme

porte désormais la carabine dans sa main et ses yeux vont et viennent entre les frondaisons

les plus basses qui s’agitent, qui balayent l’air plus frais, plus humide qui est exhalé par le

lit d’aiguilles de la sapinière.

Pendant longtemps ils guettent après les bruissements, après le moindre craquement

de branche et les sons se rapprochent et s’éloignent comme si quelqu’un tournait autour

d’eux et ils ont le temps de s’imaginer toutes sortes de choses. L’homme transpire

abondamment, couché un peu plus bas que les rochers, pour pouvoir surveiller à la fois la

marcheuse et les bois qui bordent le chemin.

Il vient enfin un son mat bien plus proche que les autres et l’homme épaule

vivement la carabine et puis le vent tourne et ils flairent enfin l’odeur du bouc et avisent sa

forme noire et velue, ses grandes cornes recourbées et son arrière-train cagneux qui

disparaît avec fracas dans la pente boisée. L’homme se redresse et souffle et se passe la

main sur les yeux.

Au bout d’un moment, sans regarder la marcheuse et sur un ton auquel affleure le

reproche l’homme dit personne ne vient jamais ici personne sauf moi il ne faut pas que tu

aies peur comme ça tu m’as fait douter mais ici c’est paisible bien plus paisible qu’en bas,

et pour toute réponse la marcheuse se contente de fixer gravement la carabine que l’homme

tient dans sa main.

Ils traversent la seconde pâture et le sentier serpente ensuite vers les hauteurs parmi

de grandes touffes d’achillées avant de rejoindre une nouvelle forêt, et cette fois ils

aperçoivent de nombreux rochers parmi les arbres, qui découpent la zone d’éboulis et de

ravins. À l’ouest le soleil décline déjà, chute avec lenteur comme un débris flamboyant

pourrait chuter du ciel.

Tandis que rougeoient les pics lointains et les neiges éternelles, ils contournent une

petite cascade qui tambourine à quelques mètres du chemin et poursuivent ensuite

l’ascension parmi des arbres dont certains sont mourants, dont certains sont morts et

dépourvus d’écorce et leurs troncs sont comme des sculptures pâles et lisses dans la

pénombre.

On a pris du retard avec le bouc fait l’homme en plissant le front et en parlant fort

pour que la marcheuse -qui a pris un peu d’avance puisse l’entendre. La dernière partie du

chemin est plus difficile alors je crois que ça vaudrait mieux si on passait la nuit à la belle

étoile et qu’on continue demain quand on sera reposés et qu’on y verra plus clair. La

marcheuse ne répond rien et l’homme se mord les lèvres jusqu’à s’en arracher la peau.

Plus tard, ils atteignent le haut d’une crête et quittent tout à coup l’obscurcissement

de la forêt et la marcheuse cligne des yeux et il lui échappe un soupir sidéré face au

panorama immense qui baille devant eux, tout pourléché d’ombres et de lumière. L’homme

désigne un enchevêtrement de roc qui se dresse non loin, patiné par les tempêtes et cerclé

de pimprenelle et dont le profil pourra les protéger du vent.

La marcheuse et l’homme se délestent de leurs fardeaux et boivent tour à tour un

peu d’eau dans la gourde et rapidement un petit feu éclot près d’eux, sur la pierre. Tandis

que l’homme effectue des allers-retours chargé de branches et de brindilles, la marcheuse

s’installe avec le dos contre la saillie et elle déballe son tapis de sol et extirpe une

couverture tartan de son sac et ses gestes sont incertains et ses yeux sont troubles et

insondables.

Ils mangent le peu de nourriture dont ils disposent, des gâteaux secs et une pomme

fendue en deux par l’homme ainsi qu’une part de soupe en brique qu’ils réchauffent dans

l’une des casseroles noircies de la marcheuse et la nuit achève de se déposer sur eux

comme un grand tissu étoilé.

À leurs pieds se déroule à présent la noirceur de la vallée et au-delà ils voient bien

davantage qu’ils ne le voudraient sans doute, un horizon opaque et constellé où brille

l’éclat lointain des incendies. En bas il y a des villes qui brûlent et la rumeur fébrile de la

panique qui déferle, qui reflue parfois même jusqu’à la montagne, jusqu’à étreindre leurs

ventres durs. Les pupilles de l’homme courent sur les flammes distantes comme deux

choses affamées et peu à peu son âme s’emplit d’étrangeté et d’une mélancolie familière.

L’homme dit je crois que ce monde est en train de prendre fin et la marcheuse ne

répond rien, alors l’homme baisse les yeux et regarde ses mains, ce sont de grandes mains

avec de longs doigts fins, et il murmure j’ai si mal pour ce monde tu sais c’est un mal que

je porte depuis si longtemps et ses yeux s’emplissent d’humidité et sa bouche se tord pour

accommoder la misère qu’il prononce.

La marcheuse abandonne un instant le gouffre et les brasiers pour fixer l’homme et

sa peine et la carabine qui est posée en travers de ses genoux. L’homme se fait la réflexion

que depuis le début, depuis le tout début la respiration de la marcheuse n’a jamais cessé

d’enfler calmement et il constate qu’il ne parvient pas à soutenir son regard davantage qu’il

ne peut endurer le spectacle du feu.

L’obscurité se peuple de la stridence des oiseaux de nuit et des craquements qui

naissent de la dévoration du feu et lorsque la marcheuse ferme les yeux et finit par

s’endormir cela surprend l’homme, et celui-ci guette longtemps pour s’assurer qu’il ne

s’agit pas d’une ruse, et ce faisant il entrecoupe ses propres somnolences par l’entretien du

feu.

Au-dessus d’eux, les astres tournoient.

Un peu avant l’aube, l’homme vide sa gourde dans la petite casserole qu’il cale entre

deux pierres carbonisées et il se lève ensuite et déplie ses jointures endolories qui craquent

de n’avoir pas bougé de la nuit. Le soleil irradie de l’autre côté du pic et l’air est froid mais

la lumière inonde, suffisamment pour que l’homme puisse errer un temps sur la pâture et y

cueillir une poignée d’herbes à infuser et ses doigts s’engourdissent dans la rosée du matin.

À son retour la marcheuse remue sous sa couverture et l’homme ravive les braises

d’une brassée de petit bois avant de verser la tisane chaude dans la timbale en aluminium

qui s’imbrique sous sa gourde. L’homme offre la timbale fumante à la marcheuse et pose la

carabine dans le gazon et agace le feu sans jamais lever la tête, comme si un grand poids

pesait sur ses épaules.

Je suis désolé d’avoir tué ton chien bredouille l’homme un peu abruptement et

ensuite il se relève et passe la bandoulière de la carabine et part uriner à l’orée des bois. La

marcheuse guette tandis que l’homme s’éloigne et finit d’avaler la tisane et s’étire

longuement avant de remballer ses affaires de couchage.

Après la troisième pâture le paysage devient de plus en plus accidenté, et le chemin

serpente sur la pierre de la montagne qui est éclaboussée parfois par l’eau glaciale des

torrents. Les arbres se font rares, il ne pousse plus ici et là qu’une poignée de plantes

grasses qui se tassent dans les cuvettes et les creux des rochers.

L’homme dit je vais passer devant maintenant on arrive au plus dur et je ne voudrais

pas que tu glisses ou que tu te trompes de chemin on va monter encore un peu puis ça

redescendra et on arrivera au chalet. D’accord fait la marcheuse et l’homme esquisse un

sourire minuscule parce qu’il sent s’alléger un instant le poids effroyable de sa solitude.

Ils avancent ensuite sur une succession de corniches qui sont offertes au vent et le

pic autour duquel ils cheminent est baigné d’une lumière étrange et la vallée baille à leur

droite, cintrée de roc comme les rebords d’une large blessure. Du pied ils foulent le sentier

étroit et de temps en temps le crottin des boucs sauvages s’écrase sous le caoutchouc de

leurs crampons.

Au début, en dépit des appuis incertains, l’homme jette de nombreux regards

derrière lui, surveillant la marcheuse du coin de l’œil, épiant son allure au cas où elle

voudrait profiter de son inattention pour essayer de lui fausser compagnie, mais petit à petit

il prend confiance et apprend à se contenter des halètements et de la rocaille dérangée.

Il leur suffit d’une heure pour dompter l’escarpement et au point culminant, la sente

à chèvres décroche subitement pour s’enfoncer entre une concrétion de saillies grisâtres. En

contrebas ils retrouvent la coiffe ébouriffée des sapins, et au loin un espace dégagé et un

toit de lauze taillé dans un schiste sombre. L’homme dévisage la marcheuse et sa sueur et

ses cernes et il se figure qu’elle n’a pas dû dormir bien davantage que lui.

Bientôt, ils abandonnent les roches et les courants d’air gelés qui bruissent en

altitude. Sur la dernière portion ils cheminent presque de front, descendent entre les arbres

puis s’avancent sur la prairie en esquivant de grosses mottes d’un nard raide et jauni. Près

du chalet coule un énième ru vivace qui se déverse dans un grand bassin de granit. Un peu

plus loin, une petite turbine fredonne dans le courant.

L’homme pousse la porte du chalet et ils entrent et la marcheuse remarque tout

d’abord l’odeur, un parfum qui n’est pas désagréable mais qui imprègne jusqu’aux

madriers d’épicéa, jusqu’aux murs de mélèze. C’est une senteur légèrement âcre qui dit le

temps passé par un homme au même endroit, qui attribue l’espace et le découpe aussi, de

manière aussi franche que le tranchant d’un couteau.

Il n’y a qu’une seule pièce bien agencée, avec une lourde table carrée au centre et un

petit lit dans l’alcôve près de la cheminée, et beaucoup d’étagères et de livres en pagaille.

Des bouquets d’herbes séchées pendent aux poutres et autour des fenêtres et il y a aussi un

jambon accroché dans un coin et une ribambelle de saucissons secs et ratatinés. La

marcheuse pose son sac à côté de la porte d’entrée et s’étreint le corps comme si elle ne

savait pas quoi en faire.

Je vais faire du café dit l’homme et après je crois que je dormirai un peu si cela ne te

dérange pas est-ce que tu veux du café et la marcheuse acquiesce et s’installe à la table où

elle suit du bout du doigt les traces de brûlure qui sont gravés dans les planches de pin

épais pendant que l’homme pose la carabine contre le mur près du lit et met une bouilloire

d’eau à chauffer sur le réchaud à gaz de la cuisine.

La cafetière infuse sur la table et une vapeur odorante se dégage du breuvage et se

condense sur les vitres et pour la première fois l’homme fixe la marcheuse droit dans ses

yeux pâles. Est-ce que tu as déjà eu l’impression que ta vie t’avait échappé demande-t-il

parce que moi je crois que ça m’est arrivé il y a longtemps et la marcheuse le dévisage

longuement et lui rend son regard mais sa bouche demeure muette et mutine.

L’homme verse ensuite le café avec une attention méticuleuse et le liquide noir

s’écoule et tourbillonne dans deux bols de grès clair et puis l’homme ramène quelques

gâteaux à tremper et il dit je les fais moi-même je fais beaucoup de choses moi-même et la

marcheuse mange et boit et ses yeux divaguent autour d’elle, sur les dessins au fusain et les

bibelots de bois sculptés.

Je n’aurais pas dû prendre la carabine en partant, finit par dire l’homme, et je me

demande si on s’était juste croisés comme ça on aurait peut-être discuté et tu serais peut-

être venue de toi-même mais c’est compliqué maintenant tout le monde a peur et ceux qui

ont une arme ils la prennent mais ne t’inquiète pas je ne te veux pas de mal je ne sais pas ce

que je veux.

Le silence qui suit est si lourd et si parlant que cela courbe l’homme jusqu’à ce que

son front touche presque la table et il frémit de honte et de peine avant de se redresser très

lentement, et il reste un temps les bras ballants, la mine confuse. Il se traîne enfin en

direction du lit où il s’allonge tout habillé sur les draps suiffeux et l’homme retire ses

chaussures avec une grande lassitude et ferme les yeux. Il murmure je ne sais pas ce qui

m’a pris je ne voulais pas être seul voilà tout je suis désolé.

L’homme met très longtemps à s’endormir et en attendant la marcheuse égraine les

minutes comme les perles d’un chapelet et elle s’imprègne des odeurs inconnues et écoute

enfler le souffle de l’homme qui se rallonge et elle fait tout cela sans remuer, sans jamais

bouger du banc où elle se trouve assise.

Vers midi, la marcheuse se lève et fait trois pas en direction du lit, vers l’endroit où

l’odeur de l’homme est la plus forte et elle s’empare de la carabine qui repose contre le

mur. La marcheuse regarde ensuite l’homme qui dort, le détaille durant un bon moment

avant que ses doigts ne courent jusqu’au levier de la culasse, et ne l’actionnent. Elle met

ensuite l’homme en joue ce qui est une chose facile parce que l’homme est immobile et très

près d’elle, et lorsque le front de l’homme est au milieu de sa mire la marcheuse expire

lentement et appuie sur la détente.

Après le vacarme de la détonation, elle repose la carabine près du lit et se rend

compte que ses mains tremblent et que sa bouche est sèche et qu’elle ne sait pas encore où

elle ira, ni ce qu’elle fera. Le soleil l’éblouit lorsqu’elle quitte le chalet pour aller s’asseoir

près du ruisseau dont elle n’entend plus qu’à peine le murmure à cause de ses oreilles qui

sifflent et la marcheuse retire ses lourdes chaussures sans même y penser, comme si elle

n’était plus tout à fait elle-même.

Au-dessus, un panache blanc est emprisonné par le pic et le vent tiraille pour l’en

arracher. La marcheuse remue ses orteils et sent couler l’eau gelée, sur eux et entre eux, et

elle y frotte aussi ses ongles et soupire en avisant le ciel et se demande si la solitude de

l’homme était aussi grande que la sienne.

Ses mains triturent ensuite le barbe-bouc lustré et s’y emmêlent et la marcheuse

avise la vallée et le monde mourant qui s’étale au-delà et se dit que peut-être elle ne

redescendra jamais.

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