Le trophée Anonym'us est officiellement ouvert pour la saison 2016/2017. Souvenez-vous je vous en parlais dernièrement, mais pour les retardataires , on clique sur le lien.
Quoi de mieux qu'un message du parrain de ce prix pour lancer les festivités ! Alors je laisse la parole à Monsieur Ian Manook auteur des très bons romans (Yeruldelgger et Les temps sauvages )
Ecrire une nouvelle, ce n’est pas faire court, mais c’est faire dense. La densité, l’épaisseur, la matière, c’est la marque de cet exercice. Un exercice d’autant plus difficile que cette densité fait cruellement défaut aujourd’hui. Tout, autour de nous, se complaît dans l’apparence et la superficialité et certains pensent, à tort, que l’art de la nouvelle relève de la même technique de pirouette. C’est faux. Comme est fausse l’idée qu’une nouvelle ne serait qu’un roman avorté. Une nouvelle, au contraire, c’est la cristallisation d’un roman. Une autre façon de l’écrire. Comme une graine qui contient déjà tout ce que peut devenir une fleur ou un arbre. Celui qui méprise la graine au motif que l’arbre est plus grand n’a rien compris. C’est pourquoi j’ai le plus grand respect pour les nouvellistes. Ils sont les purs jardiniers de nos jardins, de nos vergers et de nos champs littéraires. Ils n’ont de comparables que les poètes, trop souvent moqués ou maudits, qui labourent et ensemencent comme eux nos écritures et notre langue. Pas étonnant que ce soit, en plus d’un vrai romancier, un authentique poète, Eric Maravelias, qui soit à l‘origine de ce trophée. Je tiens à lui redire ici toute mon admiration ainsi qu’à tous les participants. Bravo à vous.
Ian MANOOK
Mauvaise pioche
Je suis en train de me faire
casser la gueule. Encore. C’est pas la première fois que ça
m’arrive, mais ça remonte suffisamment pour que je mette deux ou
trois secondes de trop à réagir. Et quand on se fait cogner dessus,
deux ou trois secondes, c’est juste beaucoup trop. Vautré sur le
trottoir, le nez pile au-dessus de la grille crade du caniveau,
baigné par la lumière pisseuse d’un réverbère, j’encaisse un
concerto de coups de pompes dans le bide en me demandant ce qui me
vaut une raclée pareille. Ça fait quand même un bon moment que
j’ai pas squatté le lit d’un autre ou cherché des noises à qui
que ce soit. C’est le genre de choses qui arrive quand on arrête
de picoler. Et j’ai pas touché une bouteille depuis des lustres.
Alors forcément, quand les trois types me sont tombés dessus, j’ai
rien vu venir. Et j’ai beau chercher, leur tête me dit rien. Le
grand ressemble à un Sean Connery savoyard. Il me tient les bras en
arrière avec une clef compliquée et douloureuse. Le petit nerveux
coiffé n’importe comment en profite pour m’envoyer sa Gazelle en
pleine poire, sous le regard goguenard du troisième acolyte, celui
qui m’a envoyé un méchant chassé dans les genoux. Je tombe dans
les vapes en me disant que Blondin, c’est vraiment le plus grand
dégueulasse que la terre ait jamais porté.
Je sens qu’on m’attrape les
épaules et les jambes, mais je suis trop occupé à regarder les
petites lumières qui papillonnent devant mes yeux pour me débattre.
Histoire de s’en assurer, l’un des gars me colle un coup vicieux
dans le foie. Ça fait râler les deux autres, qui manquent de
trébucher. Quand j’entends s’ouvrir le hayon, je proteste
vivement, j’essaie de leur faire comprendre que j’ai d’autres
projets pour ce soir, que c’est important. Ça rend à peu près
ça :
– Hmmf… eng… grrngl…
ulés...
Ils n’en tiennent aucun compte
et me jettent dans le fond du coffre avant de refermer.
*
Je m’appelle Desmund Sasse et
hier j’ai braqué un tocard qui fourgue du bourrin dans les
quartiers nord. Maintenant, la gueule dans un bidon d’huile, un
cric sous le cul et les godasses emmêlées dans un jeu de câbles de
batterie, je commence à me dire que c’était une idée à la con.
Et pourtant, je ne vois pas où j’ai merdé. C’est pas mon
habitude. Les braquages, je veux dire. Les merdages et les idées à
la con, j’en ai mon lot. On pourrait en faire un musée, même.
Mais en temps normal, je braque pas de dealers. Ni personne
d’ailleurs. J’essaie de vivre ma vie dans mon coin sans emmerder
qui que ce soit. J’ai eu mes errements de jeunesse, le genre de
truc que je ne raconterai jamais à mes mômes, si j’en avais. Mais
tout ça se trouve à présent derrière moi, et ça fait un bail que
je me tiens à carreau.
Ce coup, j’y suis monté pour
aider un copain. Un besoin urgent de liquidités, le genre où les
retards de paiements impliquent des rotules pétées la première
semaine et un aller simple pour une partie de camping sauvage
en forêt de Rambouillet la seconde. Quand mon pote est venu me voir
en chialant, je l’ai d’abord envoyé paître, en le traitant de
tous les noms. Je revois encore sa face d’emplumé quand il a toqué
à ma porte, les yeux rouges, le nez piqué vers le plancher et les
épaules en berne.
– Faut que tu m’aides, Des !
– Il faut rien du tout !
Quand tu t’es mis en bisbille avec Ric le Grec, tu pensais à
quoi ? Bordel, tu devrais savoir qu’on rigole pas avec lui !
Même les guignols qui refilent des barrettes de shit coupé au pneu
rue de la soif savent ça.
– Mais Des, c’est pas de ma
faute... je me suis fait mener en bateau.
– Et maintenant c’est
terminal croisière. Intente un procès à ta mère. Si elle
t’a fait suffisamment con pour fricoter avec une crevure de cet
acabit, elle le mérite. J’ai même entendu dire qu’il s’était
maqué avec les arméniens.
– Tu peux pas me laisser dans
une merde pareille, Des. Je vais finir au fond de l’eau.
– Mais tu m’emmerdes avec ton
histoire d’eau. Disparais ! Change de pays, prends la
robe, fais-toi oublier. Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse,
hein ?
– Allez, Des, tu connais la
musique mieux que moi.
– Je ne fais plus ça.
– C’est dommage, t’étais
bon. Le grain de sable que personne n’attendait.
– Ta gueule. Tu te souviens
comment ça se termine à chaque fois ?
– Des…
– Mal. Des blessés, des morts.
Moi avec des trous dans la peau, à me cogner de la chirurgie
clandestine dans une cave de banlieue.
– Et des gens bien qui
trinquent à ta place.
– Arrête…
– Corynthe, Des, Corynthe. Ma
sœur ! Elle est allée au trou pour toi !
Corynthe. Le salaud. La charogne.
L’immonde raclure de fond de chiotte. Il avait dégainé sa sœur
pour me forcer la main. Pour me rappeler la dette que j’ai envers
elle, et par ricochet envers lui. Le cuistre. Nous sommes tous les
hommes d’une seule femme, pas vrai ? Ben la mienne, c’est
Corynthe. Il y a quelques années, j’ai balancé son mac du
dix-septième étage. Corynthe a fait deux ans pour homicide
involontaire, pour m’éviter d’en prendre quinze pour meurtre.
Depuis, on ne se voit plus. Trop dur, trop lourd. On s’en est
sortis, mais d’une certaine manière, on a pris perpète. Alors
l’autre, là, quand il me parle d’elle, il ne me laisse pas le
choix.
– Combien ?
– Pas tant que ça en plus…
– Combien ?
Quand il me l’a dit, ça m’a
donné envie de lui coller des coups de pinceau dans le derche
jusqu’à lui faire ressortir l’intestin grêle par le nez. Je me
suis contenté de soupirer, longuement. Je ne pouvais pas claquer mon
plan d’épargne, qui se résumait aux cinquante balles qui
traînaient sur l’étagère et à la petite monnaie au fond de mes
poches.
– Il faut que je passe au
distributeur.
Le distributeur s’appelait
Didier, un connard multirécidiviste qui passe son temps à se faire
dépouiller, mais qui continue par je ne sais quelle magie à brasser
came et pognon. Une fois de plus, une fois de moins, je me suis dit
que ça ne ferait pas de différence. C’était probablement pas le
meilleur plan du monde, mais c’est le seul que j’avais sous le
coude dans l’immédiat.
J’ai attendu gentiment qu’il
sorte de chez lui. Ces mecs-là sortent jamais très longtemps, mais
il faut bien qu’ils aillent acheter des clopes, des bières et des
chips. La porte, j’ai pas finassé, pas le temps. Avec un pied de
biche et un bon point d’appui, on soulèverait le monde. J’ai
retourné son appart. Le gars n’a pas inventé le fil à couper
l’eau chaude. Première prise dans le congélateur, deux gros sacs
de came. Brown et pilules. Le pognon, lui, attendait tranquillement
qu’on le trouve dans le faux plafond de la salle de bain. Montre en
main, ça m’a pris sept minutes vingt. Et une bonne suée. Je suis
ressorti aussi vite. Le couloir était vide. Bien sûr, il pouvait y
avoir un indiscret planté derrière son judas. Il pourrait toujours
témoigner que Groucho Marx portait un chapeau de cow-boy.
J’ai filé le pognon à l’autre
tâche et je lui ai dit que je ne voulais plus jamais le revoir. Il
m’a remercié douze fois, m’a appelé son frère et a même
essayé de gratter un peu plus que ce qu’il devait… Il pouvait
toujours s’accrocher. Le gras, je me le suis gardé. Rien de
folichon, mais mon ordinaire s’en verrait amélioré pendant un
bout de temps. Pour la came, je suis allé la planquer dans la cave
d’un voisin. J’aurai bien le temps d’y penser plus tard. Un
coup facile. Pas de blessé, pas de témoin, et ce qu’il y a de
bien quand on tape un dealer, c’est qu’il va pas aller aux flics.
Pas de victime, pas de crime, pas de coupable. Pas d’emmerdes.
*
La caisse fait un bond, et moi
avec. Ma tête heurte la plage arrière avant d’aller s’écraser
contre une bombe anti-crevaison. J’ai du sang dans la bouche et au
moins deux côtes enfoncées. Vu ce que je me suis pris, je m’en
tire pas trop mal. Devant, deux des trois types qui m’ont dérouillé
sont en train de discuter. Le troisième ronfle comme un goret.
– C’est où exactement ?
– Au 383 dans ces rues-là.
– Sérieusement ? T’as
le numéro, mais pas la rue ?
– J’y peux rien, j’ai la
mémoire des chiffres.
– Ben tu compteras les litres
d’essence que je vais cramer à tourner en rond avec tes conneries.
– Tu te paies ma tête ?
On a chauffé la caisse y a pas deux heures. Tu comptes la garder ?
– Laisse tomber, je suis un peu
à cran.
– Ah… mais ouais, c’est
vrai. La bague au doigt et tout le bazar. C’est laquelle Malou,
déjà, la petite avec les gros…
– Fais gaffe, tu parles de ma
femme.
– Demain. Ce soir, c’est
encore qu’un tapin.
–…
– Allez, je te chambre. Tu veux
un bisou ? T’as prévu quoi ? Du grandiose,
j’imagine. Fais gaffe si tu prends russe. Au mariage de Tony, le
caviar m’a tuer.
– T’as arrêté l’école en
primaire ?
– Ben ouais, j’avais seize
ans en CM2, pourquoi ?
– Même quand tu parles tu fais
des fautes d’orthographe.
– Ça m’empêche pas d’être
un poète de la mandale. Attends un peu que le patron me donne le feu
vert, et l’autre dans le coffre va goûter ma prose.
– Qu’est-ce qu’il lui veut,
au fait ?
– Je suis pas sûr. Je crois
qu’il lui doit du blé.
Et merde.
– Dis moi un truc.
– Ouais ?
– Le patron, il est vraiment
grec ?
– Tu viens vraiment de poser la
question ?
– Ben oui, pourquoi ?
– Tu crois qu’on l’appelle
Ric le Grec parce qu’il bouffe des kebabs ?
– Ben…
J’écouterai bien plus
longtemps l’érudit bavardage de mes kidnappeurs, mais j’en sais
assez pour le moment. Des gars de Ric le Grec. Je commence à
comprendre ce qui a foiré, et c’est moi qui suis dans le coffre à
la place de l’autre emplumé. Un coup tranquille, pour rendre
service. Pas d’emmerdes. Tu parles.
Je commence à me remuer. Il faut
que je sorte de mon cocon de ferraille. Je pourrais forcer la
banquette arrière, mais ça ne m’avancerait pas beaucoup. Les
trois cocos dehors me sauteraient sur le râble avant que j’ai pu
me déplier, et tout ce que je gagnerai, c’est une nouvelle
branlée. Des doigts, je parcours l’intérieur du haillon.
Certaines bagnoles sont équipées d’un levier de sécurité dans
le coffre. Pas celle-là. Écrasant un soupir, je me blottis dans le
fond et soulève le tapis de sol. À tâtons, je finis par trouver le
câble gainé de caoutchouc qui commande l’ouverture du coffre
depuis la place conducteur. Je le saisis fermement, de mes deux
mains, et je tire, de toutes mes forces, jusqu’à ce que le clic
libérateur résonne comme le chant des sirènes à mes oreilles. En
général, un gars qui trimballe un type dans son coffre respecte
scrupuleusement le code de la route. Ça serait vraiment trop con de
finir aux assiettes pour avoir grillé un feu. Alors j’entrouvre
doooooooouuuuuuuucement le hayon, et dès qu’il s’arrête, je me
glisse à l’extérieur, me redresse et me faufile entre les
voitures garées sur le côté. Aussi simplement que ça.
Je boitille pendant un petit
moment, aussi longtemps que me le permettent mes poumons de fumeur de
Camel. Quand je suis sûr qu’ils ne me poursuivent pas, je finis
par m’asseoir entre deux poubelles. Je devrais être soulagé de
m’en être tiré à si bon compte. Après tout, c’est pas tous
les jours qu’on se fait saucissonner et qu’on réussit à filer
entre les doigts de ses ravisseurs. Sauf que les problèmes ne font
que commencer. Le Grec est pas arrivé là où il est en laissant
tomber dès qu’un gus joue les anguilles. Il enverra d’autres
types, plus méchant, plus nombreux. Je pourrais quitter la ville, me
défiler. Ça ne me poserait aucun problème d’ego. L’honneur,
toutes ces conneries là, chez les voyous, c’est juste bon au
cinoche. Dans l’ensemble, les criminels sont plutôt lâches pas
très futés. Mais je ne suis pas un criminel. Enfin pas vraiment. Et
surtout, cette ville, c’est chez moi. J’en suis déjà parti une
fois, et j’ai pas aimé.
Il ne me faut pas longtemps pour
trouver ce que je cherche. Petit, crasseux, peuplé d’une poignée
d’ivrognes en bout de course, le bistrot en vaut un autre, pour ce
que je vais en faire. C’est un peu dommage de balancer dix ans
d’abstinence dans un boui-boui pareil, mais faute de grives, on
mangera de la merde. Et acculé comme je le suis, faut que je fasse
sortir le diable de sa bouteille.
*
Le gosier en feu, une méchante
pointe dans le bide, un voile chaud devant les yeux, je trouve vite
le 383. C’est une petite ville, et il n’y a pas tant de rues qui
aillent jusque là. En plus, la bicoque, je la connais. Une ancienne
pension chic, le Mirage Hôtel, devenue haut lieu de la vie
nocturne dans les années quatre-vingt-dix. Elle a été fermée et
vendue aux enchères après que le patron, un ancien forgeron, ait un
joué le coup du serre-moi fort à une demi-douzaine de
gamines même pas en âge de porter des soutiens-gorges. Le clope au
bec, je fais le tour de la baraque. C’est joli, c’est cossu, et
par devant, c’est impossible d’entrer sans qu’on vous voie. Je
crapahute le long du muret, me griffe le visage et les mains dans la
haie, et me retrouve dans le jardin. Mes trois bonshommes sont là,
dans la cuisine. Adossé au chambranle, comme si c’était sa place,
Blondin fait moins le malin, maintenant. Les deux autres sont assis à
table et grignotent des tomates. Des noires de Crimée. Faut
reconnaître qu’elles ont du goût. Ils ont tous l’air consterné
de types qui viennent de se faire méchamment avoiner par le père
fouettard. Je n’ai vu personne d’autre au rez-de-chaussée. Ils
sont tous les trois armés. J’ai mes pognes, une bonne réserve de
rage, et le trouillomètre maintenu à niveau par les six chartreuses
que je me suis envoyées.
J’attaque sans sommation.
L’alcool, il y a des gens, ça les rend euphoriques, idiots ou
bavards. Moi aussi loin que je me souvienne, j’en suis toujours
sorti froid, méthodique et vicelard. Tout ce qu’il me faut pour ce
soir. Dans le même mouvement, j’attrape l’arme de blondin et lui
envoie ma godasse à l’arrière du genou. Il se retourne juste à
temps pour prendre un coup de boule et part valser au milieu de la
pièce. Sean Connery se lève déjà. Je lui tire dans la jambe,
histoire qu’il comprenne que je rigole pas. L’hirsute hésite un
instant. Je le mets au parfum :
– Toi, la gazelle, tu bouges
d’un centimètre et je te plombe. Hoche la tête si tu comprends.
Il s’exécute.
– Bien. Récupère le calibre
de ton pote, là. Et tu me le files. Avec le tien, aussi. C’est
bien. Il est là le Grec ?
Sans rien dire, il lève l’index.
– Des gros bras avec lui ?
Non, que vous trois ? Ben il est bien entouré votre patron.
Allez tourne toi.
Je le crosse, net, et j’en
remets un petit coup aux deux autres, pour assurer mes arrières.
Avec tout ce boucan, le Grec doit m’attendre bien campé dans son
bureau, un pompe braqué sur la porte. Je monte les escaliers sans
étouffer mes pas, et m’arrête à quelques centimètres de la
première porte qui se présente. De mémoire, la seule qui était
éclairée depuis l’extérieur.
– Ric le Grec ? Avant que
tu ne te mettes à défourailler dans tous les sens, j’aimerai
qu’on parle.
J’attends trente bonnes
secondes, dans un silence pesant. Je pousse le battant de la porte.
– Je vais rentrer.
Et je vois le Grec, debout sur
son bureau. Il me tourne le dos pour faire face à un écran géant,
une guitare en plastique entre les mains, un casque sur les oreilles.
Ses doigts s’agitent au rythme frénétique de signes multicolores
qui défilent et explosent sur l’écran. Soudain le Grec se fige,
cathartique, et se met à hurler :
– Born to be
wiiiiiiiiiiiiillld !
Je pourrais régler ça
maintenant, une balle dans le dos, et me tirer. Plus personne pour
venir me chercher des poux dans la tête. Mais pour commencer, je ne
suis pas un tueur. Et ensuite, le contact froid d’un gros calibre
contre ma nuque calme sérieusement mes ardeurs.
– Tu poserais pas ton feu ?
Je laisse pendre le flingue de
blondin au bout de mon index, il m’en reste un dans chaque poche,
et le tend à la jeune femme qui se tient dans la pénombre, sous
le signe de Cybèle qui orne une bibliothèque surchargée. La
Bétonneuse. J’aurai dû y penser. Si son surnom ne rend pas
honneur à sa beauté, il en dit long sur ce qu’il advient à ceux
qui ont la folle audace de se mettre en travers de son chemin.
Toujours fourrée avec le Grec. Lui, c’est la vitrine, mais la
boutique, il la font tourner tous les deux. Et moi, je me retrouve
fait comme un faisan de trois jours. Sans qu’on me le demande, je
vais m’asseoir à côté du bureau, pas trop loin d’une fenêtre,
en gratifiant la bétonneuse d’un clin d’œil admiratif.
– Chapeau. Ça m’étonnait
aussi qu’il n’y ait que ces trois là. C’est qui ?
– En bas ? Siciliti,
Tagoret, et Branquignole. La crème des loubards.
Je savais comment ils
recrutaient, tous les deux. Ils organisaient régulièrement un genre
de trophée pour mauvais garçons, un concours de coups tordus et de
malversations. Ceux qui s’illustraient particulièrement
rejoignaient les rangs, et vogue la galère.
Ric le Grec prend enfin
conscience de ma présence. Il enlève son casque, roule un peu des
épaules et se vautre dans un énorme fauteuil en cuir. Puis il
s’adresse à la bétonneuse comme si je n’existait pas.
– C’est qui, lui ?
Qu’est-ce qu’il fout là ?
– Desmund Sasse. Le mec qui a
voulu nous doubler.
– Ah, les aigles t’ont mis la
main dessus finalement.
Je m’éclaircis la voix.
– Les trois guignols de la
cuisine, c’est eux que t’appelles les aigles ? Endormis.
Écoutez, je sais à quoi ça ressemble, mais à aucun moment j’ai
voulu marcher sur vos plates-bandes.
– C’est pourtant ce que t’as
fait, et bien en plus.
Je lui explique tout. Mon pote,
ma dette, Sourisse.
– Et je ne savais bien sûr pas
que cet abruti de Didier bossait pour toi. Sinon, tu penses bien que
je serai allé taper quelqu’un d’autre. Le reste, je le devine.
– Ah ouais ?
– L’emplumé t’a pas rendu
le pognon. Il m’a cafté pour Sourisse, histoire d’effacer son
ardoise. Du coup, ton problème, c’est moi, et plus lui.
– On est raccord. J’ai bien
envie de te croire, mais pour le coup, j’ai encore plus de blé
dehors depuis que tu as foutu ton nez dans mes affaires.
– On devrait pouvoir trouver un
moyen de s’arranger. Je sais que t’es pas le mauvais mec. Je te
propose un truc, je retrouve l’autre emplumé. Je te le ramène par
la peau du cul avec ton fric. Et bien sûr, je te rends la came.
– Elle est où, ma came ?
– En lieu sûr. Son
emplacement, c’est un peu mon assurance vie.
– Pas con. Je te l’ai dit,
machin, j’ai bien envie de te croire. C’est juste que, tu vois,
dans mon business, on laisse pas un mec vous plumer. Question de
streetcred.
– Il doit bien y avoir une
solution. Qui d’autre est au courant ?
– Au commencement, toi.
Ton pote, ensuite. Les buses, en bas. Et nous deux. Ça commence à
faire beaucoup de monde pour un secret.
– Mmmmmh…
Ce que je m’apprête à dire ne
me fait pas plaisir, mais je suis un peu au pied du mur.
– Et si je rejoins ton équipe ?
Je bosse pour vous le temps de remettre le compteur à zéro.
Ils se regardent, et le Grec a un
méchant sourire.
– C’est vrai que t’as de la
ressource. Ce qui est moche, c’est que t’as pas le pot. Le dépôt
des candidatures est terminé.
– hein ?
– Regarde un peu.
Du menton, il désigne la
fenêtre. Dehors, j’entends les pneus de plusieurs voitures crisser
sur les gravillons. Si c’est une descente de flic, j’aurai
vraiment gagné ma soirée. Va expliquer aux bourres ce que tu fous à
pas d’heures chez un caïd de la pègre, avec deux armes à feu
dans les poches. Je jette un œil. Il y a bien une douzaine de
bagnoles. Des portières claquent pour les vider de leurs occupants.
Ils se mettent tous bien en ligne devant la baraque. Bon, au moins,
je sais que c’est pas le bleu. Je me tourne vers le Grec et la
Bétonneuse.
– Et c’est qui eux ?
– La relève.
– Ah. Les nouveaux… J’imagine
que ça signifie que je ne suis pas embauché.
– T’es plutôt futé.
– Bon… Du coup on fait quoi ?
– Ben j’ai bien envie de te
laisser te démerder avec eux.
Mon regard passe du Grec à la
Bétonneuse puis à nouveau à la fenêtre. Dehors, je les vois. Des
hommes, des femmes, certaines têtes me sont familières, d’autres
sont de parfaits inconnus, demain peut-être un anonyme à la une.
Tous sont des tueurs. La nouvelle fournée, prête à répandre sang
et tripes, à mettre le feu à la ville s’il le faut, n’importe
quoi pourvu que ça soit inoubliable. Si je compte bien, ils sont
vingt-sept.
Je pousse un long, long soupir.
Je vais avoir besoin d’un verre. D’un sacré paquet de verres,
même.
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